Le Conseil d’Etat est explicite : la garantie d’un prêt ne peut être implicite
L’appartenance à un groupe ne peut pas, à elle seule, avoir une incidence sur la solvabilité d’une société, et donc influer sur le taux auquel celle-ci emprunte auprès des sociétés du groupe.
La déduction des charges financières payées à raison de prêts intra-groupes est l’un des principaux motifs de redressement à la mode lors des contrôles fiscaux. Outre un contexte international ayant mis l’accent sur ce sujet, la loi a aussi évolué en France. Dans sa rédaction issue de la loi de finances pour 2006, l’article 212 I. du Code général des impôts (« CGI ») prévoit que les intérêts servis à des sociétés liées sont déductibles dans la limite de ceux calculés d‘après un taux « administratif » (visé à l’article 39.1.3° du CGI) ou, s’ils sont supérieurs, « d’après le taux que cette entreprise aurait pu obtenir d’établissements ou d’organismes financiers indépendants dans des conditions analogues ». Ces dispositions ont conduit en pratique, dans la seconde hypothèse, à un renversement de la charge de la preuve, puisqu’il appartient désormais au contribuable d’établir la normalité des taux d’intérêt auxquels il se finance auprès de sociétés liées. Dans ses contrôles, l’administration interprète souvent ces dispositions de manière très contestable : d’une part, elle croit pouvoir en déduire qu’une société doit disposer, lors de la mise en place d’un financement intra-groupe, d’une offre de prêt émise par une banque pour justifier de la normalité du taux pratiqué ; d’autre part, elle a tendance à s’affranchir de la « dialectique de la charge de la preuve » en se contentant de rejeter les éléments de justification apporté par le contribuable sans développer ses propres éléments d’analyse.
L’apport de la décision General Electric : pas de garantie implicite
Même si la décision du Conseil d’Etat dans une affaire General Electric (CE, 19 juin 2017, Stés General Electric France et General Electric Capital, n°392543, 392544 et 392545) ne portait pas sur l’interprétation de l’article 212.I du CGI dans sa rédaction actuelle, elle n’en apporte pas moins un éclairage important sur la méthodologie que doit respecter l’administration.
Les faits concernaient la société GE Money Bank (« GEMB »), établissement de crédit spécialisé dans les prêts aux particuliers. L’administration avait réintégré dans les résultats imposables de la société (au titre des exercices clos en 2004, 2005 et 2006) une fraction des intérêts que cette dernière avait versés à d’autres sociétés du groupe General Electric.
Pour l’administration, le taux d’intérêt payé par la société GEMB devait être comparé aux taux servis par les banques de la zone euro notées « AA » pour les emprunts obligataires émis au cours de la période concernée. L’administration invoquait en particulier le contenu de deux lettres adressées à la société GEMB par l’agence Standard & Poor’s en 2004 et en 2008, qui mentionnaient une note « AA » en raison de l’appartenance de la société à un groupe dont la société mère était notée « AAA » et du soutien financier que cette dernière lui apporterait si nécessaire. Sur cette base, l’administration considérait donc que les intérêts payés par la société GEMB auraient dû avoisiner ceux payés par les banques ayant obtenu la note « AA » et remettait en cause l’existence d’un « spread » de 50 points de base payé par la société GEMB.
De son côté, la société GEMB avait comparé ses emprunts avec ceux des banques européennes notées « BB ». Cette note résultait d’une analyse Standard & Poor’s, effectuée à usage purement interne, qui portait sur les caractéristiques intrinsèques de la société GEMB. En effet, si cette dernière bénéficiait bien d’un soutien de sa société mère américaine pris en compte par Standard & Poor’s pour évoquer une note AA, il s’agissait d’un soutien financier accordé de façon spécifique à raison des seuls instruments de dette à long terme émis antérieurement à 1999 par GEMB (à l’époque dénommée Sovac). Le soutien financier de la société mère ne concernant que les anciennes créances, et non les emprunts émis par GEMB après 1999, ces derniers devaient, selon la société, être « notés » sur la base de ses caractéristiques propres, indépendamment de la situation de son groupe.
Le Tribunal administratif de Montreuil puis la Cour administrative d’appel (CAA) de Versailles ont jugé, au vu de ces éléments, que l’administration n’avait pas apporté la preuve que les intérêts d’emprunt facturés à la société GEMB par ses prêteurs auraient présenté un caractère excessif par rapport à ceux que la société aurait pu obtenir si elle avait choisi de recourir à un financement auprès de tiers.
Devant le Conseil d’Etat, le ministre reprochait principalement à la CAA d’avoir jugé que « l’appartenance de l’emprunteur à un groupe de sociétés, si elle constitue une des caractéristiques de son organisation, en particulier capitalistique, ne saurait être prise en compte pour l’appréciation de son risque de défaut que dans la seule mesure où elle est susceptible de modifier ses propres conditions d’exploitation en sorte que cette appartenance ne demeure pas sans incidence sur sa solvabilité intrinsèque ». Pour la Cour, l’appartenance à un groupe ne peut pas, à elle seule, modifier le risque de solvabilité d’un emprunteur, au contraire par exemple d’un cautionnement.
Cette position avait déjà été affirmée par la CAA de Bordeaux dans un arrêt du 2 septembre 2014 (n. 12BX01182, Ministre c/ Sté Stryker Spine) dans lequel elle relevait que « si l’appartenance de cette entreprise à un groupe constitue un des éléments caractérisant sa situation et peut ainsi être prise en compte dans l’appréciation du risque de défaut qu’elle présente, ce ne peut être que dans la mesure de son incidence sur les critères au regard desquels s’apprécie le risque ; (…) qu’aucun des éléments dont fait état l’administration ne fait ressortir que la société mère ou une autre société membre du groupe serait nécessairement venue suppléer le défaut de paiement dont aurait pu faire preuve la société Stryker Spine pendant la durée des emprunts litigieux ».
Le Conseil d’Etat a clairement approuvé cette position. Il affirme, dans un considérant de principe, que l’appartenance à un groupe ne peut pas, à elle seule, modifier le risque de solvabilité d’un emprunteur, « quand bien même les acteurs de marché seraient renseignés sur le risque de solvabilité de la société tête de groupe en raison de la stabilité des notes, convergentes et régulièrement actualisées, qui lui sont attribuées par différentes agences de notation ».
En d’autres termes, pour juger de la normalité d’un taux d’intérêt supporté par une filiale, l’administration fiscale ne peut pas tenir compte d’une « garantie implicite » qui serait réputée accordée par une société mère à cette filiale du seul fait de leur appartenance commune à un même groupe. Même si en pratique il existe une réelle probabilité que la filiale bénéficie d’un soutien de son groupe en cas de difficultés financières, rien n’autorise à présumer que ce soutien serait systématique, ce qui reviendrait à confondre l’appartenance à un groupe avec l’existence d’un cautionnement en bonne et due forme des dettes de la filiale, devant être rémunéré.
Un autre point relevé par le rapporteur public concernait la difficulté pratique de s’engager sur la voie d’un soutien implicite. Combien vaudrait un tel soutien, probable mais non systématique ? Demander au contribuable d’établir la valeur précise de ce soutien entraînerait clairement un risque d’insécurité juridique.
Même si elle a été rendue sous l’empire des anciennes dispositions de l’article 212.I du CGI, la décision du Conseil d’Etat n’en conserve pas moins toute sa valeur. Elle établit en effet clairement que, sauf circonstances tout à fait exceptionnelles dont elle devra prouver l’existence, l’administration ne peut pas invoquer l’appartenance à un groupe mieux noté pour remettre en cause le taux d’intérêt payé par une société à raison de sa situation propre.
La « dialectique » de la charge de la preuve
Un autre apport de la décision du Conseil d’Etat concerne les moyens de preuve pouvant être opposés à l’administration. Si la normalité d’un taux d’intérêt doit s’apprécier par référence aux conditions de marché existant lors de la conclusion d’un emprunt, rien n’autorise l’administration à rejeter la documentation préparée par une société au seul motif que cette documentation est postérieure à l’obtention du prêt. Une notation peut ainsi parfaitement être préparée a posteriori, dès lors qu’elle est fondée sur les caractéristiques de la société et sur les données de marché existant à la date d’émission de l’emprunt. Il est toujours recommandable de documenter le caractère « arm’s length » d’un taux d’intérêt a priori, mais il n’est nullement interdit de faire l’exercice a posteriori.
Dans une autre affaire récente, le tribunal de Montreuil ne dit pas autre chose, dans le cadre des dispositions actuelles de l’article 212.I du CGI, en jugeant que « le service n’est pas fondé à exiger de la société BSA la production d’une offre de prêt contemporaine des opérations, la pertinence des taux d’intérêt pratiqués pouvant être démontrée par des études (…) » (TA Montreuil, 30 mars 2017, n°1506904, Sté BSA). En l’occurrence, la société avait produit des études intégrant des références aux swaps de taux, à une prime d’annulation et à une marge de crédit. L’administration réclamait la production d’une offre de prêt contemporaine de l’opération d’emprunt et contestait l’argumentation de la société sans apporter d’éléments de preuve contraire, position que le tribunal a rejetée. Il reste maintenant à espérer que ces décisions conduiront l’administration à ajuster ses pratiques lors de futurs contrôles.
Auteurs
Thierry Granier, avocat associé, en fiscalité internationale
François Rontani, avocat associé en matière de fiscalité internationale