Le non-respect de la durée maximale du travail cause nécessairement un préjudice au salarié
11 février 2022
S’écartant de sa jurisprudence désormais traditionnelle selon laquelle le seul manquement de l’employeur à ses obligations ne suffit pas à caractériser l’existence d’un préjudice, la Cour de cassation décide, sous l’influence du droit communautaire, que le non-respect des durées maximales du travail cause nécessairement un préjudice au salarié (Cass. soc., 26 janvier 2022, n°20-21.636).
Dans cette affaire, la période d’essai d’un salarié engagé en qualité de chauffeur livreur avait été rompue en raison d’une insuffisance de résultats. L’employeur avait alors saisi le juge prud’homal pour solliciter le remboursement d’un trop-perçu par le salarié, lequel avait demandé que lui soient octroyés des dommages-intérêts en raison de la violation par l’employeur de la durée maximale du travail de 48 heures hebdomadaires.
Pour débouter le salarié de sa demande de dommages-intérêts, la Cour d’appel, après avoir constaté que ce dernier avait travaillé 50,45 heures au cours d’une semaine, a retenu qu’il appartenait à celui-ci de démontrer très exactement en quoi ces horaires lui avaient porté préjudice et, qu’en l’état des éléments fournis, ce préjudice n’était pas suffisamment démontré.
Procédant à une interprétation des dispositions du Code du travail à la lumière de la directive 2003/88 du 4 novembre 2003 concernant certains aspects de l’aménagement du temps de travail, la Cour de cassation casse l’arrêt d’appel au motif que le seul constat du dépassement de la durée du travail ouvre droit à réparation.
Une décision rendue à la lumière des règles communautaires
A l’appui de sa décision, la Cour de cassation fait état de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) selon laquelle le dépassement de la durée moyenne maximale de travail fixée par la directive 2003/88 constitue, en tant que tel, une violation de cette disposition, sans qu’il soit besoin de démontrer en outre l’existence d’un préjudice spécifique puisque ce dépassement prive le travailleur du bénéfice d’un repos suffisant garanti par la directive (CJUE, 14 octobre 2020, C-243/09).
La Cour rappelle également que, selon la CJUE, c’est au droit interne qu’il appartient de fixer le mode de réparation du préjudice résultant de la violation de la directive 2003/88 – qu’il s’agisse de l’octroi d’un temps libre supplémentaire ou d’une indemnité financière – ainsi que les règles de calcul de cette réparation (CJUE, 25 novembre 2010, C-429/09). Il appartiendra donc à la Cour d’appel de renvoi de fixer le cas échéant, le mode de réparation.
La Cour de cassation a, de plus en plus souvent, recours à une interprétation conforme du droit national interprétant – lorsque c’est possible, c’est-à -dire lorsque cela ne conduit pas à une interprétation contra legem – les dispositions du Code du travail à la lumière des directives européennes et des arrêts de la CJUE. La jurisprudence récente illustre cette tendance.
C’est ainsi que la Cour a également jugé que si les dispositions légales n’assimilent pas les périodes d’absence maladie à du travail effectif pour l’acquisition des congés payés, les stipulations d’une convention collective prévoyant que « les périodes de suspension du contrat de travail donnant lieu à maintien de rémunération sont assimilées à du temps de travail et ne peuvent entrainer aucune réduction du congé annuel », doivent être interprétées à la lumière de la directive 2003/88 qui prévoit que tout travailleur bénéficie d’un congé annuel payé d’au moins quatre semaines.
Il s’en déduit qu’un arrêt de travail pour maladie de plus de 12 mois ouvre droit aux congés payés au titre de ces 12 premiers mois avec report du crédit des droits acquis (Cass. soc., 15 septembre 2021, n°20-16.010).
La Cour de cassation a également procédé à une interprétation du droit national à la lumière des directives et de la jurisprudence de la CJUE dans plusieurs autres affaires récentes, notamment à propos du transfert du contrat de travail en cas de cession partielle d’activité (Cass. soc., 30 septembre 2020, n°18-24.881) ou encore dans le cas de de l’inclusion de l’indemnité des congés payés dans la rémunération variable (Cass., soc. 13 octobre 2021, n°19-19.407).
Le développement de cette jurisprudence doit inciter les entreprises à faire preuve d’une vigilance accrue dans l’appréciation de la validité de leurs pratiques, qui doivent être vérifiées non seulement au regard de la jurisprudence nationale mais aussi au regard du droit communautaire.
Une décision portant un nouveau coup d’arrêt à la jurisprudence consacrant la fin du préjudice nécessaire
Pour rappel, la Cour de cassation a longtemps décidé que certains manquements de l’employeur causaient nécessairement un préjudice au salarié, sans qu’il soit besoin pour ce dernier de rapporter la preuve de son existence et de son étendue.
Depuis 2016, revenant au droit commun de la responsabilité civile, la Cour décide qu’il appartient aux juges du fond d’apprécier l’existence d’un préjudice et l’évaluation de celui-ci (Cass. soc., 13 avril 2016, n°14-28.293 ; Cass. soc., 25 mai 2016 n°14-20.578).
Ces décisions ont mis fin à une jurisprudence contestable au regard des principes fondamentaux de la responsabilité civile et contraire à la décision du Conseil Constitutionnel qui a reconnu que celle-ci constituait « une exigence constitutionnelle posée par l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, dont il résulte que tout fait quelconque de l’homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer » (Cons. Constit., 9 novembre 1999, n°99-419).
Cette décision a « constitutionnalisé » les règles de responsabilité civile qui nécessitent que soient établis l’existence d’une faute, d’un préjudice et d’un lien de causalité entre eux.
Or, en faisant sienne la position de la CJUE suivant laquelle le seul constat du dépassement de la durée maximale de travail ouvre droit à réparation, la Cour de cassation apporte un tempérament à sa jurisprudence consacrant la fin du préjudice nécessaire.
Néanmoins l’arrêt commenté ne constitue pas la première exception à cette jurisprudence :
-
- sous l’empire des anciennes dispositions du Code du travail prévoyant que le salarié ayant moins de deux ans d’ancienneté ou travaillant dans une entreprise de moins de 11 salariés peut prétendre en cas de licenciement abusif à une indemnité correspondant au préjudice subi, il a été jugé que la rupture abusive du contrat de travail par l’employeur cause nécessairement un préjudice au salarié dont il appartient au juge d’apprécier l’étendue (Cass. soc. 13 septembre 2017, n°16-13.578) ;
-
- de même, au visa de l’article L.1235-15 du Code du travail, de l’alinéa 8 du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, de l’article 27 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, de l’article 1240 du Code civil et de l’article 8, § 1 de la directive n° 2002/14/CE, la Cour décide que l’employeur qui n’a pas accompli, alors qu’il y était légalement tenu, les diligences nécessaires à la mise en place d’institutions représentatives du personnel, sans qu’un procès-verbal de carence ait été établi, commet une faute qui cause un préjudice aux salariés, sans qu’il soit besoin d’en rapporter la preuve (Cass. soc., 17 octobre 2018, n°17-14.392 ; Cass. soc., 8 janvier 2020 n° 18-20.591 ).
Plus récemment encore, la Cour de cassation a jugé, sur le fondement de l’article 9 du Code civil consacrant le droit de chacun au respect de sa vie privée, que la seule constatation de l’atteinte au droit à l’image ouvre droit à réparation, sans qu’il soit besoin de démontrer l’existence d’un préjudice (Cass. soc., 19 janvier 2022, n° 20-12.420)
Si jusqu’à présent la référence faite par les arrêts à des normes constitutionnelles ou internationales pouvait laisser penser que les exceptions au droit commun de la responsabilité civile se cantonnaient aux manquements portant atteinte à un droit fondamental, cette nouvelle décision reconnaissant l’existence d’un préjudice nécessaire au moyen d’une interprétation conforme au droit communautaire pourrait conduire à étendre encore le champ des exceptions.
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