Les enjeux juridiques et sociaux de la direction de fait
23 mars 2020
Le risque des apparences
En matière de direction de fait, «on a beau vouloir dissimuler ses vues et ses intentions secrètes» le risque demeure que «le masque tombe tôt ou tard. La cause se manifeste par les effets» (1).
En l’absence de définition légale du dirigeant de fait, la Cour de cassation, qui a toujours laissé à l’appréciation souveraine des juges du fond les contours de la notion (Cass. crim., 9 févr. 2011, n°09-88-454), rappelle néanmoins que le dirigeant de fait est «celui qui, en toute souveraineté et indépendance, exerce une activité positive de gestion et de direction» (Cass. com., 20 avr. 2017, n° 15-10.425).
Une telle qualification se révèle très vite susceptible d’être appliquée à des personnes très variées : personne morale, personne publique, associé, société mère, investisseur, créancier, salarié, cercle familial ou ancien dirigeant.
Et de fait, il s’avère en pratique que la mention d’un dirigeant désigné dans les statuts de la société, mais confiné à un rôle d’exécutant, ne fait pas obstacle à la recherche d’un autre responsable de la gestion et de la direction agissant seul et en toute indépendance, en véritable décisionnaire.
Des indices peuvent apparaître lors de la constitution de la société (fixation du siège social au domicile du dirigeant de fait) ou à l’occasion de son fonctionnement en interne, ou encore avec les tiers (immixtion dans la gestion de certains membres du comité de surveillance, notamment s’agissant du personnel, des relations avec les clients ou les fournisseurs ou lors de la gestion des contentieux, etc.).
Ainsi, dans les sociétés par actions simplifiées (SAS) ayant organisé leur gouvernance à la fois avec un président et un organe statutaire de type comité de surveillance ou stratégique, composé d’investisseurs soucieux d’en contrôler la gestion tant dans leur intérêt que celui de la société, il convient d’être vigilant sur l’étendue des pouvoirs conférés à ce type d’organe et de garder comme curseur la seule protection de l’investissement des intéressés.
En pratique, cela suppose de leur confier un rôle consultatif, en adaptant les droits de veto et les décisions soumises à une consultation ou à une autorisation préalable et d’éviter tout type d’influence des membres de cet organe sur le président, les tiers ou les salariés.
Dans la gestion de la société, la rédaction des clauses organisant les modalités de ce contrôle devra également être attentivement éprouvée afin de ne pas exposer les membres de cet organe à la mise en cause de leur responsabilité.
Une précaution particulière doit encore être attachée à la revue de certains documents sociaux, comme par exemple avec la signature d’une délégation générale de pouvoirs de l’assemblée générale des actionnaires, dont la qualité de dirigeant a pu être déduite (Cass. crim., 16 janv. 1964, n° 63-90.263, bull. 1964, n° 16).
Enjeux pratiques
Pour les sanctions, la qualification de dirigeant de fait expose l’intéressé aux sanctions prévues pour le dirigeant de droit (avec lequel il peut du reste être condamné in solidum) mais le prive également du bénéfice de règles plus favorables à ce dernier.
En termes de prescription notamment, le dirigeant de fait ne peut pas prétendre à la prescription spéciale, dérogatoire au droit commun, de trois ans (C. com., art. 225-54 applicable aux SAS par renvoi de l’article L.227-8).
Il s’expose en effet à la prescription applicable en matière civile qui est de cinq ans (C. civ., art. 2224). Un dirigeant de fait peut ainsi faire l’objet d’une condamnation pour insuffisance d’actif, d’une interdiction de gérer, d’une banqueroute et de sanctions pénales du droit des sociétés (voir, pour les SAS, C. com., art. L.244- 4).
Quelle que soit sa situation (membre d’un organe de direction/surveillance, associé, tiers, salarié de l’entreprise), la personne n’ayant pas la qualité de dirigeant de droit, qui s’immisce par des actes positifs et réguliers dans la gestion de l’entreprise de manière indépendante, est susceptible d’être considérée comme un dirigeant de fait.
A ce titre, sa responsabilité pénale peut- être engagée en cas d’infraction à la législation sociale (Cass. crim., 14 juin 1994, n° 23-11-2004).
Cette responsabilité peut être exclusive de celle du dirigeant de droit si ce dernier n’était pas décisionnaire dans les faits ou conjointe avec celle du dirigeant de droit, lorsque les éléments constitutifs du délit sont constitués à l’encontre de chacun d’eux (Cass. crim., 30 mai 2000, n° 99-84.375).
La Cour de cassation s’attache, en cas d’infraction à la législation sociale notamment, à retenir la responsabilité de la personne physique qui dispose en pratique du pouvoir de direction et de contrôle exercé de manière autonome dans l’entreprise.
Dans une affaire récente, un prévenu, dont la qualité de dirigeant de fait avait été qualifiée, a été déclaré coupable de blessures involontaires à l’occasion d’un accident du travail d’un salarié de l’entreprise, le juge ayant considéré qu’il lui appartenait de mettre en œuvre les obligations légales et réglementaires en matière de sécurité.
Sa responsabilité pénale a été retenue sans qu’il ait été besoin de démontrer l’existence d’une délégation de pouvoirs dont le prévenu aurait pu bénéficier, dès lors que sa situation de dirigeant de fait avait été établie (Cass. crim., 4. sept. 2018, n° 17-84.149).
De même, la Cour de cassation a retenu qu’un président du Conseil de surveillance, ayant la qualité de dirigeant de fait, était coupable de l’infraction de travail dissimulé dès lors que les éléments constitutifs du délit étaient caractérisés à son égard, du fait de sa participation personnelle à l’infraction par des actes de gestion en toute indépendance et sous le couvert des organes statutaires de la société (Cass. crim., 3 juin 2008, n° 07-85.871).
Relevons que la responsabilité pénale de la société est également engagée à raison des infractions commises pour son compte par ce dirigeant de fait, en l’espèce il s’agit des délits de marchandage et de prêt illicite de main-d’œuvre (Cass. crim, 11 juill. 2017, n° 16-86.092).
Sur un autre plan, la jurisprudence considère que la qualité de dirigeant de fait est susceptible d’être retenue pour exclure l’existence d’un contrat de travail entre l’intéressé et la société.
Ainsi, la jurisprudence considère que lorsque le dirigeant de fait invoque l’existence d’une situation de salariat, notamment pour bénéficier des allocations Pôle emploi, il doit établir l’existence de fonctions techniques qu’il exécute dans le cadre d’un lien de subordination à l’égard de la société de manière distincte de celles de direction (Cass. soc., 18 oct. 2017, n° 16-16.014).
En revanche, la Cour de cassation a confirmé que l’immixtion dans la gestion, l’administration et la direction de l’entreprise de l’intéressé, de sorte qu’il ne recevait aucune instruction et n’était soumis à aucun contrôle, permettait d’exclure l’existence d’un contrat de travail et l’application du droit du travail (Cass. soc., 21 fév. 2006, n° 03- 41.487). Dans ces cas de figure, la caractérisation du lien de subordination constitue l’élément clé de l’activité salariée afin d’exclure la qualification de dirigeant de fait.
La situation de dirigeant de fait dépend en tout état de cause d’un faisceau d’indices analysé in concreto par les juges du fonds.
Cette qualité permet d’engager la responsabilité, qu’elle soit physique ou morale, d’une personne qui, sans être dirigeant de droit, assure la direction de la société. Dans ce contexte, il est conseillé de contrôler l’étendue des pouvoirs et des missions confiés à ces personnes, salarié ou non, ayant une influence sur la gestion de la société, en vue de maîtriser les risques résultant des décisions susceptibles d’engager la responsabilité de la société.
(1) J.-J. Rousseau, Les pensées d’un esprit droit (1826)
Article publié dans La Lettre des Fusions-Acquisitions et du Private Equity du 23/03/2020
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