Liberté d’expression versus obtention déloyale d’informations : la liberté du journalisme l’emporte
L’article 313-1 du Code pénal qualifie l’escroquerie comme « le fait, soit par l’usage d’un faux nom ou d’une fausse qualité, soit par l’abus d’une qualité vraie, soit par l’emploi de manÅ“uvres frauduleuses, de tromper une personne physique ou morale et de la déterminer ainsi, à son préjudice ou au préjudice d’un tiers, à remettre des fonds, des valeurs ou un bien quelconque, à fournir un service ou à consentir un acte opérant obligation ou décharge ».
Le champ de cette qualification est alors suffisamment large pour recouvrir de nombreuses infractions. Un arrêt rendu par la Chambre criminelle en offre une bonne illustration (Cass. crim., 25 octobre 2016, n°15-83.774).
En l’espèce, une journaliste s’était créé une fausse identité afin d’infiltrer pendant plusieurs mois le Front national en adhérant à la fédération des Hauts-de-Seine. Pendant cette période, elle avait pu assister aux réunions du parti, être en contact avec ses membres et avoir accès à de nombreux documents, notamment sur son fonctionnement et les relations entre ses membres. Elle avait ensuite rédigé un livre intitulé « Bienvenue au Front, journal d’une infiltrée ».
Le juge d’instruction, saisi de la plainte déposée par le Front national s’estimant victime d’une escroquerie, avait rendu une ordonnance de non-lieu confirmée en appel.
Par son arrêt, la Cour de cassation rejette le pourvoi formé par le Front national tout en censurant le raisonnement adopté par les juges du fond.
La Chambre de l’instruction avait en effet raisonné à partir de l’élément moral de l’infraction, qu’elle avait apprécié au regard du but poursuivi par l’auteur présumé des faits. En l’espèce, elle avait estimé les charges insuffisantes, les circonstances révélant la bonne foi de la journaliste.
La Cour de cassation marque clairement son désaccord avec ce raisonnement : elle le recentre sur la question sous-jacente ici, à savoir la limitation légitime de la liberté d’expression.
Elle rappelle d’abord que l’élément moral du délit d’escroquerie ne s’apprécie pas selon le but poursuivi par l’auteur présumé des faits, mais en fonction d’un double dol : un dol général, consistant en la conscience de tromper autrui, et un dol spécial ,consistant en la volonté d’induire la victime en erreur afin de la tromper.
La Cour de cassation parvient à la même conclusion que les juges du fond en centrant son analyse sur les limites admissibles à la liberté d’expression, sans entrer dans le détail de la qualification du délit d’escroquerie. Ainsi, si en l’espèce la tromperie était caractérisée, l’auteur des faits ayant bien eu la volonté de tromper la victime en créant dans son esprit une fausse croyance, ces agissements s’étaient inscrits dans le cadre d’une enquête destinée à « nourrir un débat d’intérêt général sur le fonctionnement d’un mouvement politique ».
Autrement dit, caractériser le délit d’escroquerie revenait ici à censurer de manière disproportionnée la liberté d’expression des journalistes.
En cela, la Cour s’inscrit dans la ligne jurisprudentielle de la Cour européenne des droits de l’homme, qui rappelle régulièrement la prédominance de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme protégeant la liberté d’expression.
Une telle décision ne peut qu’être approuvée : la liberté d’expression et, en particulier, la liberté de la presse aurait gravement souffert d’une solution inverse.
Auteurs
Anne-Laure Villedieu, avocat associée en droit de la propriété industrielle, droit de l’informatique, des communications électroniques et protection des données personnelles.
Clotilde Patte, juriste, droit de la propriété intellectuelle