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L’imprévision en droit immobilier après la réforme du droit des obligations

L’imprévision en droit immobilier après la réforme du droit des obligations

Depuis le célèbre arrêt « Canal de Craponne » (Cass. civ., 6 mars 1876, DP 76. 1. 193), le juge judiciaire s’était toujours refusé, avec constance, à réécrire un contrat ou à prononcer sa résiliation en raison de la survenance de circonstances extérieures.


C’est ce refus que le nouvel article 1195 du Code civil possède en ligne de mire ; cet article est issu de l’ordonnance n°2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations, dont les dispositions sont entrées en vigueur le 1er  octobre 2016. L’article 1195 bat ce refus en brèche (ou tout au moins tente de le faire – cf. infra) en instaurant le mécanisme de la révision pour imprévision en droit civil français.

Pour déclencher ce dispositif, doit être intervenu « un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat », qui en « rend l’exécution excessivement onéreuse pour une partie qui n’avait pas accepté d’en assumer le risque »  (C. civ., art. 1195 al. 1).

A priori, les contrats immobiliers constituent un terrain idéal pour le jeu de l’imprévision : ils sont souvent à exécution successive, s’échelonnent sur une longue période et de nombreuses circonstances imprévues, tant de nature économique que matérielle, sont susceptibles de survenir durant leur exécution.

Conscient de ces spécificités, le législateur a créé nombre de régimes spéciaux, souvent d’ordre public, propres aux contrats immobiliers. C’est ainsi que dans le secteur protégé de la vente d’immeuble à construire, le prix doit être impérativement déterminé (et non pas déterminable) et qu’il est seulement révisable dans des conditions très étroitement définies sans que le jeu de la révision puisse être adapté (art. L. 261-11-1 et R. 261-15 C. constr. hab.). La jurisprudence est venue, pour sa part, préciser que les risques pèsent sur le vendeur en l’état futur d’achèvement, en dépit de l’accession immédiate des ouvrages au profit de l’acquéreur (solution retenue notamment à propos de l’effondrement de l’immeuble en construction à la suite de la manifestation d’un vice du sol – V. Cass. civ. 3e, 11 oct. 2000, Bull. civ., III n°163).

Reste que si l’on prend le cas du statut des baux commerciaux, l’article L. 145-39 du Code de commerce fournit l’exemple de la prise en compte d’une certaine forme d’imprévision. E effet, si par le jeu de la clause d’échelle mobile le loyer se trouve augmenté, ou diminué, de plus d’un quart par rapport au prix précédemment fixé, la révision du loyer peut être demandée (par l’une ou l’autre des parties d’ailleurs).

Aucun texte spécifique n’exclut les contrats immobiliers du champ d’application de la possible révision pour imprévision. De prime abord, la règle specialia generalibus derogant évincerait l’application de la règle générale posée par l’article 1195 du Code civil. Cette impression se trouve renforcée par l’alinéa 3 du nouvel article 1105 du même code qui dispose que « les règles générales s’appliquent sous réserve de ces règles particulières« . Le fondement de cette règle réside dans l’éventuelle incompatibilité entre la finalité de la norme spéciale et celle de la norme générale. La finalité de la législation particulière de la vente en l’état futur d’achèvement (VEFA) en secteur protégé est de faire porter le risque sur le promoteur, ce qui laisse penser qu’elle prend le pas sur l’imprévision.

A l’inverse, en matière de bail commercial, il peut être soutenu que la règle générale posée par l’article 1195 du Code civil et le statut des baux commerciaux poursuivent un objectif identique, l’adaptation du contrat aux circonstances intervenues depuis sa conclusion. Le statut des baux commerciaux et l’imprévision du Code civil seraient donc susceptibles de se compléter.A une adaptation « ordinaire » par la révision triennale du loyer répond une adaptation à un événement extraordinaire par le mécanisme de l’imprévision ; l’imprévision devrait donc se présenter en cette matière comme un recours ultime et tout à fait exceptionnel.

L’imprévision telle que conçue par ce nouvel article 1195 pourra être soulevée par les parties lorsqu’un changement de circonstances défavorable et imprévisible est intervenu. Ces circonstances peuvent être de nature économique, tant macroéconomique (dévaluation monétaire, etc.) que microéconomique (modification structurelle du marché, etc.), mais aussi matérielle (catastrophe climatique, etc.), voire juridique. La prévisibilité, en particulier économique, étant relative, son appréhension par la juge demeure inconnue. Cette appréciation sera casuistique, au regard de ce que prévoit un contractant attentif et sérieux.

De plus, il se pourrait que l’on soit à l’avenir confronté à des événements prévisibles en soi, mais dont les conséquences s’avéreront pour leur part imprévisibles.

Cette circonstance doit rendre l’exécution du contrat excessivement onéreuse pour une partie. Le juge disposera ici encore d’une importante marge de manoeuvre. Si un alourdissement important de la dette (comme une hausse des loyers du bail) pourra être soulevée, la question se pose davantage pour un manque à gagner, une contrepartie moindre qu’attendu (une baisse des loyers par exemple). Le caractère onéreux de l’exécution du contrat peut d’abord être apprécié objectivement, comme un bouleversement de ’économie du contrat à partir d’un certain seuil. Mais on peut également imaginer l’adoption d’une position plus subjective, selon la capacité économique propre du contractant.

Enfin, la partie demanderesse à la révision pour imprévision ne doit pas avoir accepté de prendre le risque à sa charge. Cette condition signifie que le nouvel article 1195 du Code civil n’est pas d’ordre public, une clause contraire serait envisageable, comme l’indique le rapport remis au président de la République relatif à l’ordonnance portant réforme du droit des contrats. Or, en droit de la construction, il est déjà d’usage de prévoir des clauses encadrant l’intervention de circonstances imprévisibles. Elles prennent la forme de « clause de hardship » dans les contrats internationaux ou d’une référence aux dispositions correspondant à la norme NFP 001 dans les contrats nationaux. De plus, dans un marché à forfait, il est possible de faire peser le risque d’imprévision sur l’entrepreneur ; il doit alors, en pareil cas, effectuer tous les travaux nécessaires à l’accomplissement de l’ouvrage contractuellement prévu, même ceux qui n’étaient pas fixés par le contrat, sans supplément de prix.

Mais surtout, les clauses écartant purement et simplement le jeu de l’article 1195 nouveau font florès depuis le 1er octobre 2016 dans les contrats immobiliers. Les importants (excessifs?) pouvoirs conférés au juge lorsqu’il constate l’imprévision n’y sont pas étrangers : l’article 1195 pousse les parties à négocier – ce qu’elles pourraient d’ailleurs faire sans validation légale -, mais en cas d’échec de cette négociation, « le juge peut, à la demande d’une partie, réviser le contrat ou y mettre fin, à la date et aux conditions qu’il fixe » (article 1195 al. 2), ce qui excède notablement ce qui avait été initialement envisagé dans le cadre de l’élaboration du projet d’ordonnance.

La préconisation de clauses écartant le jeu de l’article 1195 peut relever du devoir de conseil (un notaire d’un acquéreur qui accepterait qu’une VEFA du secteur protégé ne déroge pas à l’article 1195 pourrait voir sa responsabilité engagée) ; mais, à l’inverse, l’absence de dérogation audit article pourrait relever de la problématique des clauses abusives ou du déséquilibre significatif dans les contrats d’adhésion.

Force est de constater que, s’appuyant sur la doctrine dominante qui considère que l’article 1195 n’est pas d’ordre public, la pratique des avocats et des notaires consiste, depuis le 1er octobre 2016, à quasi systématiquement écarter le jeu dudit article. Ne peut-on craindre que l’ampleur de ce phénomène, qui rend la réforme totalement inefficiente, conduise à une évolution du statut du régime édicté par ce texte ?

Auteurs

Jean-Luc Tixier, avocat associé en droit immobilier et droit public

Simon Estival, avocat en droit immobilier