Loi Sapin II, 4ème et 5ème directives européennes de lutte contre le blanchiment d’argent : la transparence nourrit aussi la lutte contre la fraude fiscale(1)
L’introduction de registres publics nationaux et européens de bénéficiaires effectifs pour la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme ouvrira de nouvelles fenêtres d’investigations aux administrations fiscales et aux journalistes ou ONG notamment. Y-a-t-il une limite à la transparence ?
La lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme (« LBC ») au niveau européen et français se renforce avec la 4ème directive du 20 mai 2015 (« 4ème directive LBC »), introduite partiellement en France par la loi Sapin II (Projet de loi relatif à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique), et qui a déjà vocation à être complétée par la proposition de 5ème directive LBC2. Le nouveau dispositif introduit un registre public des bénéficiaires effectifs et accentue l’obligation de vigilance pesant sur un certain nombre de professionnels.
Registre des bénéficiaires effectifs (« le Registre »)
La 4ème directive LBC oblige l’ensemble des sociétés et entités établies dans les Etats membres de l’UE à déclarer leurs bénéficiaires effectifs, c’est-à -dire leurs propriétaires en dernier ressort3. Ainsi, chaque société ou entité établie dans l’UE devra renseigner ces informations dans un registre central (registre du commerce ou des sociétés par exemple) national et européen. Un registre distinct des trusts est aussi prévu mais la disposition n’est pas commentée dans cet article.
Accès au Registre
Le Registre sera accessible sans restriction aux Cellules de Renseignement Financier (« CRF »), aux professionnels soumis à une obligation de vigilance ainsi qu’aux « autorités compétentes » parmi lesquelles les autorités fiscales comme le confirme expressément la proposition de 5ème directive LBC.
Le Registre en France sera public, au moins partiellement, comme un décret viendra prochainement le préciser.
Ainsi, toute personne ou organisation justifiant d’un « intérêt légitime » en matière de blanchiment de capitaux, financement du terrorisme ou infractions sous-jacentes associées fiscales, pénales ou relevant d’autres types de fraude peut également obtenir des informations figurant sur le registre4.
L’intérêt légitime « devrait être justifié par des moyens facilement accessibles, tels que des statuts ou la déclaration de mission d’organisations non gouvernementales, ou sur la base d’activités antérieures attestées pertinentes dans le cadre de la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme et les infractions sous-jacentes associées, ou une expérience professionnelle attestée d’enquêtes ou d’actions dans ce domaine », comme le précise la proposition de 5ème directive LBC.
Ainsi, une ONG ou un journaliste d’investigation expérimenté devrait ainsi avoir accès aux informations sans avoir par ailleurs à justifier d’un quelconque soupçon.
Obligation de Vigilance
La 4eme directive LBC renforce également l’obligation de vigilance à laquelle sont assujettis certains professionnels. Outre les établissements financiers, auditeurs, experts-comptables, ou encore conseils fiscaux par exemple, sont désormais soumis à l’obligation de vigilance, les « agents de location » au même titre que les agents immobiliers, les professionnels des « services des jeux d’argent et de hasard »5 ou encore toute personne négociant des biens quelconques avec le règlement d’un prix en espèce supérieur ou égal à 10.000 € (contre 15.000 € auparavant)6 (« les Professionnels »).
Ces personnes devront utiliser le Registre comme source supplémentaire d’information. Le nombre de personnes y ayant accès, y compris pour des informations restées non publiques sera donc très important dès lors qu’il suffira qu’elles réalisent des transactions avec paiement en espèces de plus de 10.000 euros. Par ailleurs, il est très probable qu’un registre incomplet, support officiel, enclenchera une déclaration de soupçon surtout si son auteur n’a pas les moyens d’investiguer et que les CRF nationales devraient être habilitées à l’interroger à tout moment7, comme tout Professionnel.
Accès aux informations collectées dans le cadre de la LBC
Outre l’accès direct et illimité au Registre, l’administration fiscale devrait pouvoir accéder à l’ensemble des autres informations collectées dans la LBC. Ces dernières pourront être communiquées aux autorités fiscales d’autres pays en application des accords européens et conventionnels relatifs à l’échange d’informations et à la coopération administrative en matière fiscale. Une proposition de directive impose aux Etats membres d’aménager cette possibilité en droit interne8.
La 4ème et la 5ème directive LBC devraient normalement être transposées avant le 26 juin 2017, sous réserve d’une accélération, au plus tard le 1er janvier 2017, souhaitée par la Commission, comme la loi Sapin II vient de le faire avec la 4ème Directive9. L’administration fiscale devrait donc avoir rapidement accès au Registre. La définition de bénéficiaire effectif pour le registre est plus étroite que celle généralement retenue en droit fiscal (qui peut varier selon le cadre, national, européen ou OCDE) qui a vocation à identifier celui ou celle qui a le droit d’utiliser ou de jouir du revenu sans obligation de le transférer. La portée fiscale du Registre est néanmoins importante dans la mesure où il devrait aider l’administration à identifier les bénéficiaires « réels » de revenus ou/et actifs.
De la même manière, on peut raisonnablement attendre une anticipation de l’obligation de transposer la directive permettant aux autorités fiscales d’accéder à l’ensemble des autres informations collectées en matière de LBC prévue à ce jour au 1er janvier 2018.
Registre public, protection de la vie privée et secret des affaires
Comme la France s’y était engagée, la loi Sapin II crée le Registre en prévoyant que les informations devront être communiquées au RCS et qu’elles seront publiques, comme viendra le préciser un décret.
Le Conseil constitutionnel a récemment censuré le caractère public d’un registre des trusts au motif qu’il portait atteinte au principe constitutionnel de protection de la vie privée10. On peut donc légitimement s’interroger sur la possibilité ainsi offerte de remettre en question le caractère public du Registre sur ce même fondement de la protection de la vie privée ou de la liberté d’entreprendre protégés par les articles 2 et 4 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen.
Une atteinte à ces principes pourrait toutefois être justifiée à condition qu’elle soit proportionnée aux buts poursuivis par le législateur qui comprennent la LBC et, rappelons-le, la lutte contre la fraude fiscale.
La référence très générale aux seules « activités antérieures attestées pertinentes à LBC » ou encore à « la déclaration de mission d’ONG » pour définir l’intérêt légitime du public désirant accédant au Registre conduira-t-elle à une limitation d’accès suffisante pour considérer l’atteinte, le cas échéant, aux droits fondamentaux proportionnée ? Le débat sera d’autant plus complexe qu’il sera difficile de contrôler ab initio la conformité de l’usage des informations ainsi collectées aux buts poursuivis par le législateur, par exemple par des journalistes ou ONG ou toute autre personne présentant un intérêt légitime. En revanche, l’accès de l’administration fiscale aux informations ne devrait pas être critiquable.
Néanmoins, en présence d’une loi dont l’objet est la transposition d’une directive, le contrôle du Conseil Constitutionnel devrait se borner à vérifier qu’elle ne soit pas manifestement incompatible avec la directive et qu’elle n’aille pas « à l’encontre d’une règle ou d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France, sauf à ce que le constituant y ait consenti »11.
Il nous semble donc que la justification éventuelle de l’atteinte à la liberté d’entreprendre (comprenant le secret des affaires) et du respect de la vie privée devra être portée devant la Cour de Justice de l’Union Européenne sur le fondement de la Charte des droits fondamentaux de l’UE. L’atteinte au respect de la vie privée des entreprises et des personnes pourrait aussi être contestée sur le fondement de la CEDH. L’étendue de la divulgation devra être strictement proportionnée à l’objectif poursuivi.
Notes
1 Cet article prend en compte les développements intervenus jusqu’au 18 novembre 2016.
2 Proposition de directive 2016/0208 (COD) du 5 juillet 2016 modifiant la Directive 2015/849.
3 Article L 561-2-2 et R. 561-1 du Code monétaire et financier où est déjà introduit en droit français la notion de bénéficiaire effectif.
4 Ces personnes auront accès au moins au nom, au mois et à l’année de naissance, à la nationalité et au pays de résidence du bénéficiaire effectif, ainsi qu’à la nature et à l’étendue des intérêts effectifs détenus.
5 Ceux-ci étaient toutefois déjà visés par le droit français qui avait anticipé cette évolution.
6 Les Etats membres peuvent prévoir des seuils inférieurs (en France, 1.000 € pour les débiteurs résidents français et 15.000 € pour les non-résidents).
7 Introduit dans le cadre de la proposition de 5ème directive LBC.
8 Proposition de directive 2016/0209 (COD) du 5 juillet 2016 modifiant la directive 2011/16/UE.
9 Pour plus de précisions concernant les aspects français et ses incertitudes sur la notion de bénéficiaire effectif, voir Loi Sapin II : nouvelles obligations d’identification et de déclaration des bénéficiaires effectifs dans les groupes de sociétés ; A. Rohmert et B. Zabala ; Option Droit & Affaires, n°327, 26 octobre 2016.
10 Décision n°2016-591 QPC.
11 Décision n°2006-540 DC.
Auteurs
Michel Collet, avocat associé en fiscalité internationale.
Laurent Cantoni, avocat en fiscalité internationale.
Loi Sapin II, 4ème et 5ème directives européennes de lutte contre le blanchiment d’argent : la transparence nourrit aussi la lutte contre la fraude fiscale – Article paru dans le magazine Option Finance le 5 décembre 2016
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