Mobilité internationale des entreprises britanniques post-Brexit (considérations corporate)
Sous l’angle droit des sociétés/corporate qui nous occupent ici, les entreprises britanniques envisageant un «transfert» vers le continent disposent de plusieurs solutions alternatives. L’analyse de faisabilité à conduire devra pour autant être globale et inclure d’autres domaines du droit (droit fiscal, droit du travail et droit règlementaire notamment) susceptibles de pondérer les critères de décision.
Dans le champ des possibles, on écartera d’emblée la voie directe du transfert de siège social : la directive sur le transfert transfrontalier du siège statutaire d’une société (14e directive) n’a toujours pas été adoptée et ce projet ne semble pas être la priorité de la Commission européenne. De sorte qu’en l’état actuel, sont à privilégier deux instruments normatifs qui organisent le «transfert» du siège ou le transfert du patrimoine (actif et passif) d’une société d’un Etat membre de l’Union dans un autre Etat membre : le recours à la Société européenne et la réalisation d’une fusion transfrontalière.
1 Transfert du siège via la Société européenne (Règlement (CE) n°2157/2001 du Conseil du 8 octobre 2001 relatif au statut de la société européenne (SE)
Le Règlement prévoit que le siège statutaire de la SE doit être situé dans le même Etat que son administration centrale (article 7 du Règlement) et que le siège de la SE peut être transféré dans un autre Etat membre, étant précisé que «ce transfert ne donne lieu ni à dissolution ni à création d’une personne morale nouvelle» (article 8 §1). Ce transfert peut être opéré en trois étapes :
Première étape : transformation de la société britannique en SE
La création d’une SE peut être réalisée par voie de (i) fusion de deux ou plusieurs sociétés anonymes situées dans deux Etats différents de l’Union (la société absorbante prenant la forme de SE) (titre II, section 2 du Règlement), (ii) création d’une SE holding (titre II, section 3), (iii) constitution d’une SE/filiale commune à deux ou plusieurs sociétés (titre II, section 4) ou enfin (iv) transformation d’une société anonyme de droit national en SE (titre II, section 5). Cette dernière hypothèse (i.e. transformation) qui «ne donne lieu ni à dissolution ni à création d’une personne morale nouvelle» (article 37 §2) est la plus vraisemblable dans la situation envisagée ; or, l’une des conditions impératives à satisfaire pour une transformation en SE est de détenir «depuis au moins deux ans une société filiale relevant du droit d’un autre Etat membre» (article 2 §4). Les hypothèses de fusion et de transformation ne s’appliquent qu’aux sociétés anonymes et donc ne sont ouvertes qu’aux «public liability companies» britanniques.
Compte tenu des circonstances particulières régissant le Royaume-Uni, cette condition impérative milite en faveur de la création ou de l’acquisition d’une filiale hors du Royaume-Uni dans les meilleurs délais (à titre conservatoire) par toute société anonyme britannique envisageant une transformation en SE : le temps presse, car ce délai de deux ans est incompressible et cette condition devra être satisfaite à la date de la finalisation du projet de transformation établi par l’organe de direction et du rapport «expliquant et justifiant les aspects juridiques et économiques de la transformation et indiquant les conséquences pour les actionnaires et pour les travailleurs de l’adoption de la forme de la SE» (article 37 §4) et à la date d’accomplissement des formalités de publicité devant être effectuées «un mois au moins avant la date de la réunion de l’assemblée générale appelée à se prononcer sur la transformation» (article 37 §5).
Deuxième étape : transfert du siège statutaire de la SE dans l’Etat membre d’accueil
Cette étape inclut l’élaboration d’un projet de transfert établi par l’organe de direction et d’un rapport «expliquant et justifiant les aspects juridiques et économiques du transfert et expliquant les conséquences du transfert pour les actionnaires, les créanciers et pour les travailleurs» (article 8 §3) et l’accomplissement de formalités de publicité, étant précisé que «la décision de transfert ne peut intervenir que deux mois après la publication du projet» (article 8 §6). Les formalités de transfert nécessitent aussi, pour une société britannique, la préparation d’un certificat de solvabilité.
Troisième étape : immatriculation de la SE dans l’Etat membre d’accueil
Cette étape suppose la délivrance préalable dans l’Etat membre du siège statutaire de la SE (soit au Royaume-Uni dans notre hypothèse) d’un certificat émis par un tribunal, un notaire ou une autre autorité compétente «attestant d’une manière concluante l’accomplissement des actes et des formalités préalables au transfert» (article 8 §8 et §9).
Au Royaume-Uni, l’autorité compétente pour délivrer ce certificat est le ministère de l’Economie, de l’Innovation et des Compétences (Department for Business, Innovation and Skills).
En synthèse, ce premier instrument de transfert suppose la mise en oeuvre d’une procédure lourde et complexe et particulièrement consommatrice en termes de délais qu’il convient impérativement d’anticiper sous peine de ne pouvoir conduire une telle réorganisation dans les délais impartis. Sauf difficulté particulière, 850 jours est le délai minimum pour conduire une transformation en SE suivie d’un transfert de siège, ce délai estimé étant décompté à compter de la détention de la filiale (cf. supra le délai de deux ans) et expirant à la date d’immatriculation de la SE dans l’Etat membre d’accueil. Ce décompte corporate peut être sommairement résumé comme suit :
J-850 : création ou acquisition d’une société dans l’Etat membre d’accueil (point de départ du délai de détention de la filiale de deux ans/730 jours)
J-150 : nomination de l’expert indépendant (article 37 §6) / établissement du projet de transformation établi par l’organe de direction et du rapport sur la transformation
J-120 : finalisation des projets et des rapports / publicité (point de départ du délai de 30 jours)
J-90 : tenue de l’assemblée générale appelée à se prononcer sur la transformation
J- 80 : établissement du projet de transfert établi par l’organe de direction et du rapport sur le projet de transfert / publicité (point de départ du délai de deux mois/60 jours) / préparation des informations requises pour le certificat de solvabilité
J- 20 : tenue de l’assemblée générale appelée à se prononcer sur le transfert
J- 15 : accomplissement des formalités
J : délivrance du certificat du ministère de l’Economie, de l’Innovation et des Compétences / immatriculation de la SE dans l’Etat membre d’accueil.
2 Fusions transfrontalières (Directive 2005/56/ CE du Parlement européen et du Conseil du 26 octobre 2005)
La Directive sur les fusions transfrontalières offre une possibilité de «transférer» le patrimoine (actif et passif) d’une société à une autre société située dans un autre Etat membre avec, pour l’entreprise ainsi «transférée», changement du droit national applicable. La Directive s’applique aux sociétés de capitaux constituées en conformité avec la législation d’un Etat membre et ayant leur siège statutaire, leur administration centrale ou leur principal établissement à l’intérieur de l’Union, si deux d’entre elles au moins relèvent de la législation d’Etats membres différents (cf. article 1er).
Le transfert peut être effectué en deux étapes :
Première étape (si nécessaire) : création ou acquisition d’une filiale dans l’Etat membre d’accueil (i.e. dans l’Etat membre où le patrimoine et les activités de la société absorbée vont être de facto transférés par l’effet de la réalisation de la fusion transfrontalière) ; bien évidemment, cette étape n’est pas nécessaire si la société envisageant un tel transfert appartient à un groupe disposant d’une entité (société mère, société filiale ou société soeur) susceptible d’être utilisée comme «réceptacle» au titre de l’opération de fusion transfrontalière envisagée es qualités de société absorbante.
Seconde étape : fusion absorption de la société par la société implantée dans l’Etat membre d’accueil sur la base de notre expérience dans la conduite d’opérations de ce type, et sauf difficulté particulière, une telle opération de fusion transfrontalière peut être réalisée dans un délai minimum de l’ordre de 150 jours.
Ce décompte corporate peut être sommairement résumé comme suit :
J-150 : nomination de l’expert indépendant (si requis) (article 8) / arrêté des données chiffrées (e.g. parité) / établissement du projet commun de fusion (article 5) et du rapport établi par l’organe de direction (article 7)
J-120 : réunion de travail / finalisation des projets et des rapports
J-110 : signature du projet commun de fusion
J-105 : accomplissement des formalités sous le contrôle des tribunaux britanniques (la High Court)
J-90 : publicité (article 6 de la Directive) : point de départ du délai de 30 jours (article 6)
J-60 : tenue de l’assemblée générale des associés de chaque société participante appelée à se prononcer sur la fusion (article 9) (les créanciers de la société britannique peuvent aussi requérir la convocation d’une réunion des créanciers)
J-55 : accomplissement des formalités (sous le contrôle de la High Court au Royaume-Uni)
J-40 : obtention des certificats préalables à la fusion dans chaque Etat membre (article 10)
J-30 : accomplissement des formalités
J-21 : délivrance du certificat de légalité (article 11) / date de réalisation de la fusion transfrontalière (article 12)
J : notification par le greffe de la société absorbante au greffe de la société absorbée (Companies House au Royaume Uni) et radiation de la société absorbée.
Ce second instrument de transfert est radicalement différent du précédent, car il conduit à la disparition de la société absorbée dont «l’ensemble du patrimoine actif et passif […] est transféré à la société absorbante [et] les associés de la société absorbée deviennent associés de la société absorbante» (article 14). Certes, in fine, l’objectif assigné sera atteint, mais par des voies différentes.
Une analyse approfondie préalable des conditions à satisfaire et des incidences – non seulement juridiques, fiscales sociales, mais également opérationnelles et stratégiques – induites par une telle opération pour la société concernée et ses associés est impérative afin de définir en fonction des circonstances de chaque espèce l’option à privilégier.
Auteurs
Benoît Provost, avocat counsel, intervenant principalement sur des opérations de consolidation et restructuration pour le compte de sociétés cotées et non cotées.
Bill Carr, avocat associé, CMS Cameron McKenna LLP