Modernisation du droit européen des marques : la réforme adoptée
Le très attendu et parfois controversé « paquet marques » a été définitivement adopté par le Parlement européen le 15 décembre dernier en session plénière. Cette réforme, dont l’objectif est d’harmoniser et de moderniser le droit des marques au sein de l’Union européenne (UE), comporte deux instruments :
- la directive 2015/2436 du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 2015 publiée au Journal officiel de l’Union européenne (JOUE) du 23 décembre 1, ci-après la « directive », dont les dispositions obligatoires devront être transposées dans les législations nationales dans un délai de trois ans (à l’exception de certaines dispositions, notamment procédurales, qui bénéficient d’un délai de transposition de sept ans) ;
- le règlement 2015/2424 du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 2015 publié au JOUE du 24 décembre2, ci-après le « règlement », qui entre en vigueur le 23 mars 2016.
Tour d’horizon des modifications les plus marquantes engendrées par ces deux textes.
1. Renforcement de la protection par le droit de marque
♦ Admission à l’enregistrement de nouvelles catégories de signes
Jusqu’à présent, les textes communautaires prévoyaient qu’un signe ne puisse être enregistré à titre de marque qu’à la condition de pouvoir faire l’objet d’une représentation graphique. Cette exigence était inscrite aux articles 4 du règlement 207/2009 sur la marque communautaire et 2 de la directive 2008/95/CE visant à rapprocher les législations des États membres en matière de marque, selon lesquels pouvaient constituer des marques « tous les signes susceptibles d’une représentation graphique, notamment […] » (s’ensuivait une énumération non exhaustive des signes susceptibles de protection). Sur le fondement de cette formulation large, la jurisprudence considérait que pouvaient constituer des marques, non seulement les signes perceptibles visuellement, mais également les autres signes, notamment olfactifs (CJUE, 12 décembre 2002, C-273/00, Sieckmann, point 44) ou sonores (CJUE, 27 novembre 2003, C-283/01, point 38).
Cette possibilité de principe était toutefois limitée en pratique par les critères sévères établis par la jurisprudence de l’UE. En effet, effectuée « au moyen de figures, de lignes ou de caractères », la représentation graphique de ces signes devait être« claire, précise, complète par elle-même, facilement accessible, intelligible, durable et objective » (arrêt Sieckman précité, point 55). Si ces critères semblaient pouvoir être réunis en ce qui concerne les signes sonores 3, ils étaient difficilement concevables pour les autres types de signes, que ceux-ci soient olfactifs 4, gustatifs ou encore tactiles.
Le règlement substitue à l’exigence de représentation graphique la condition que ces signes soient propres à : « être représentés dans le registre des marques de l’Union européenne […] d’une manière qui permette aux autorités compétentes et au public de déterminer précisément et clairement l’objet bénéficiant de la protection conférée à leurs titulaires » 5. Les nouveaux textes rendent ainsi possible l’enregistrement de signes visuels animés et de signes qui ne sont pas perceptibles visuellement. Les critères établis par l’arrêt Sieckman restent toutefois pertinents : « il est également essentiel d’exiger que le signe puisse être représenté d’une manière claire, précise, distincte, facilement accessible, intelligible, durable et objective »6.
Dans le silence des textes, les déposants devront cependant déterminer quels supports et formats sont susceptibles de permettre une telle représentation, en particulier en ce qui concerne les signes olfactifs, gustatifs ou tactiles. Conscient de cette difficulté, l’Office de l’harmonisation dans le marché intérieur (OHMI) a annoncé qu’avant l’entrée en vigueur de cette disposition, il « fournira aux usagers des informations sur les supports et formats de remplacement considérés comme conformes à cette nouvelle disposition« , précisions qui ne seront pas superflues.
♦ Renforcement des moyens d’appréhension des produits de contrefaçon en transit
La réforme marque une avancée notable dans la lutte contre les marchandises de contrefaçon transitant dans un Etat membre en permettant aux autorités douanières de saisir des marchandises de contrefaçon, en l’absence d’informations relatives à leur pays de destination. Cela met fin à la jurisprudence de la CJUE qui limitait la possibilité d’appréhender de telles marchandises.
Jusqu’ici, les juridictions européennes estimaient que des marchandises placées sous un régime douanier suspensif n’étaient pas susceptibles, du seul fait de ce placement, de porter atteinte à des droits de propriété intellectuelle applicables dans l’Union (CJUE, 1er décembre 2011, C-446/09 et C-495/09, point 56). Par conséquent, l’autorité douanière qui constatait la présence en entrepôt ou en transit de marchandises imitant un produit protégé, dans l’Union, par un droit de propriété intellectuelle, ne pouvait intervenir qu’à la condition de disposer d’ »indices selon lesquels l’un ou plusieurs des opérateurs impliqués dans la fabrication, l’expédition ou la distribution des marchandises, tout en n’ayant pas encore commencé à diriger ces marchandises vers les consommateurs dans l’Union, est sur le point de le faire ou dissimule ses intentions commerciales » (décision précitée, point 60).
De tels indices faisant souvent défaut, les marchandises de contrefaçon étaient fréquemment laissées en libre circulation.
Au terme de houleux débats entre opposants à l’entrave du libre cours des échanges et défenseurs des droits de marques, la directive tranche en faveur de ces derniers. Le titulaire d’une marque de l’UE devient habilité à empêcher l’introduction dans l’Union de produits manifestement contrefaisants 7 provenant de pays tiers, « sans qu’ils (…) soient mis en libre pratique » dans l’Union, à condition toutefois que cette introduction soit effectuée « dans la vie des affaires »8.
Non assortie de réserves, pareille disposition aurait été attentatoire à la libre circulation des marchandises. Le législateur a donc prévu que mainlevée de la saisie puisse être obtenue « si (…) le déclarant ou le détenteur des produits apporte la preuve que le titulaire de la marque de l’Union européenne n’a pas le droit d’interdire la mise sur le marché des produits dans le pays de destination finale« . La charge de la preuve étant renversée, il incombera désormais au propriétaire des marchandises arguées de contrefaçon de démontrer qu’elles sont destinées à un pays tiers dans lequel la marque n’est pas protégée.
Ces dispositions audacieuses devraient renforcer l’attractivité de la marque communautaire. Il pourrait en effet s’avérer stratégique, pour toute personne communément victime d’actes de contrefaçon, de déposer une marque de l’UE, afin de s’en prévaloir dans le cadre de l’interception par les douanes de marchandises litigieuses.
♦ Titulaires de marques antérieures au 22 juin 2012 : déclarez-vous !
Depuis le fameux arrêt IP Translator (CJUE, 19 juin 2012, aff. C-307/10), la jurisprudence de l’UE requiert que les produits ou les services, pour lesquels une protection par la marque est demandée, soient identifiés par le demandeur avec suffisamment de clarté et de précision. Contrairement à la pratique antérieure, la désignation d’un intitulé de classe général ne permet plus de faire bénéficier le signe déposé de l’ensemble des produits ou services couverts par cet intitulé mais seulement des produits et services nommément visés.
Si un communiqué de l’OHMI9 avait précisé les conditions d’application de cette décision, les textes de l’UE restaient à réformer. C’est chose faite : désormais « l’utilisation de termes généraux, y compris les indications générales figurant dans les intitulés de classe de la classification de Nice, est interprétée comme incluant tous les produits ou services relevant clairement du sens littéral de l’indication ou du terme. L’utilisation de tels termes ou indications n’est pas interprétée comme incluant une demande pour des produits ou des services ne pouvant être ainsi compris« 10.
Le « paquet marques » codifie ainsi la pratique existante pour les marques déposées après le 21 juin 2012. Cependant – et cela est nouveau -, il étend également cette pratique aux marques déposées avant le 22 juin 2012, étant toutefois précisé que les titulaires bénéficient d’une période transitoire leur permettant, s’ils le souhaitent, d’adapter la spécification de leurs marques à leur intention initiale au moment du dépôt. Jusqu’au 24 septembre 2016, ils ont ainsi la possibilité de déclarer que « leur intention, à la date de dépôt de la demande, était de demander la protection de produits ou de services au-delà des produits ou des services relevant du sens littéral de l’intitulé de cette classe« .
Si un propriétaire de marque de l’Union ne fait pas usage de cette possibilité, le spectre de protection sera limité au sens littéral de l’intitulé de classe utilisé.
2. Modifications procédurales
Le « paquet marques » prévoit également de substantielles modifications procédurales qui intéresseront essentiellement les praticiens du droit. Retenons toutefois qu’il deviendra plus aisé d’agir en nullité ou en déchéance de marques. Prenant exemple sur la pratique déjà en vigueur devant l’OHMI, les offices nationaux devront en effet mettre en place des procédures administratives de demande en nullité et en déchéance, de sorte que les demandeurs ne seront plus contraints d’agir par la voie judiciaire. Ces dispositions, complexes à mettre en place, bénéficient d’un délai de transposition de sept ans.
Par ailleurs, les oppositions seront désormais ouvertes aux « personne[s] autorisée[s] en vertu du droit applicable à exercer les droits découlant d’une appellation d’origine protégée ou d’une indication géographique protégée« 11.
3. Modifications tarifaires
Protéger ses signes distinctifs en les déposant à titre de marque représente un coût, souvent jugé significatif par les déposants. Aussi les acteurs économiques espéraient-ils que la réforme du droit des marques s’accompagne d’une réduction significative des coûts de dépôt devant l’OHMI. Leurs attentes seront sur ce point déçues.
En effet, la modification tarifaire qui entrera en vigueur représente une redistribution des coûts, en fonction du nombre de classes, plutôt qu’une diminution. Jusqu’à présent, les titulaires devaient s’acquitter d’un tarif identique pour une à trois classes (900 € pour un dépôt par voie électronique et 1 050 € pour une demande papier) ; chaque classe additionnelle faisait l’objet d’un coût supplémentaire de 150 €. Avec le règlement modificatif, l’Office adopte un système plus gradué 12. Concrètement, les demandeurs s’acquitteront d’une taxe moins élevée si leur demande ne concerne qu’une classe, d’une taxe identique au montant précédemment appliqué si leur demande concerne deux classes et d’une taxe plus élevée si leur demande concerne trois classes ou davantage.
Il s’agit ici d’éviter d’encombrer le registre en incitant les demandeurs à ne déposer leurs signes que dans les classes qui leur sont nécessaires sans rendre artificiellement indisponibles certains signes.
La diminution tarifaire est en revanche plus substantielle en ce qui concerne les taxes de procédure (taxes d’opposition, de demande en nullité et de recours) et les taxes de renouvellement. Ces dernières se situeront désormais au même niveau que les taxes de dépôt.
4. Modifications terminologiques
Le règlement inclut une mise à jour terminologique conforme au traité de Lisbonne, soit la suppression de toute référence à la Communauté européenne, devenue Union européenne. En conséquence, l’expression « marque communautaire » sera remplacée par « marque de l’Union européenne » tandis que le « règlement sur la marque communautaire« , deviendra le « règlement sur la marque de l’Union européenne »13.
Enfin, l’Office de l’harmonisation dans le marché intérieur sera remplacé par l’ »Office de l’Union européenne pour la propriété intellectuelle« , cette nouvelle dénomination permettant à l’Office de s’adapter à un éventuel futur élargissement de ses compétences à l’égard d’autres droits de propriété intellectuelle.
Cette réforme, peut-être moins ambitieuse qu’espéré, semble toutefois répondre aux objectifs qu’elle s’était fixés : elle opère un rapprochement entre les systèmes législatifs des États membres et pourrait faciliter l’acquisition et la protection des marques dans l’Union, en ouvrant de nouvelles modalités d’action.
1 Ce texte opère une refonte de la directive 2008/95/CE du 22 octobre 2008 visant à rapprocher les législations des États membres en matière de marque.
2 Ce texte :
– modifie le règlement (CE) 207/2009 du Conseil sur la marque communautaire et le règlement 2868/95 de la Commission portant modalités d’application du règlement 40/94 du Conseil sur la marque communautaire ;
– abroge le règlement 2869/95 de la Commission relatif aux taxes à payer à l’Office de l’harmonisation dans le marché intérieur (marques, dessins et modèles).
3 Pour les signes sonores, la jurisprudence considère qu’il est satisfait à l’exigence lorsque le signe est représenté « au moyen d’une portée divisée en mesures et sur laquelle figurent, notamment, une clé, des notes de musique et des silences dont la forme indique la valeur relative et, le cas échéant, des altérations » (CJUE, 27 novembre 2003, C-283/01, point 64).
4 Pour les signes olfactifs, la jurisprudence considère que les exigences de la représentation graphique ne sont pas remplies par une formule chimique, par une description au moyen de mots écrits, par le dépôt d’un échantillon d’une odeur ou par la combinaison de ces éléments (CJUE, 12 décembre 2002, C-273/00, point 73). Ne constitue pas une représentation graphique valable du signe olfactif consistant en l’odeur d’une fraise mûre la combinaison de l’image d’une fraise et de la mention « odeur de fraise mûre » (TPI, 27 octobre 2005, T-305/04, points 27 à 47).
5 Règlement, article premier, 8) ; directive, article 3.
6 Règlement, préambule, point 9 ; directive, préambule, point 13.
7 Selon les nouveaux textes, les produits qui peuvent être saisis sont ceux porteurs d’une marque « identique » à celle du titulaire ou d’une marque « qui ne peut être distinguée, dans ses aspects essentiels » de celle-ci.
8 Règlement, article premier, 11) ; directive, article 10.
9 Communication n° 2/12 du président de l’Office du 20 juin 2012 concernant l’utilisation des intitulés de classes dans les listes de produits et services pour les demandes et les enregistrements de marques communautaires.
10 Règlement, article premier, 28) ; règlement, préambule, point 25 ; directive, préambule, point 37 et article 39.
11 Directive, article 43.
12 L’annexe I du règlement prévoit la tarification suivante, pour une marque de l’Union effectuée par voie électronique :
– taxe de base pour une demande de marque : 850 € ;
– taxe pour la deuxième classe : 50 € ;
– taxe pour chaque classe de produits et de services au-delà de la deuxième : 150 €.
13 Règlement, article premier, 1) à 7) ; règlement, préambule, point 2.
Auteurs
Anne-Laure Villedieu, avocat associée en droit de la propriété industrielle, droit de l’informatique, des communications électroniques et protection des données personnelles.
Sabine Rigaud, avocat, droit de la propriété intellectuelle