Nouvelles règles anti-abus : un clair-obscur préoccupant
La loi de finances pour 2019 a bouleversé une notion d’abus de droit dont les contours avaient été précisés par la jurisprudence et le législateur. Le contexte nouveau est issu du tiraillement entre les exigences constitutionnelles, celles de l’OCDE et celles de l’Union européenne. Alors que le « verrou de Bercy » a, par ailleurs, été aménagé pour faciliter les poursuites pénales contre la fraude fiscale, espérons que le juge contribuera à rétablir la sérénité.
1. La lente clarification de la notion d’abus de droit
Au fil du temps, la jurisprudence a clairement distingué l’optimisation fiscale et l’abus de droit en posant des critères aujourd’hui repris à l’article L64 du Livre des procédures fiscales (tel que modifié par la loi de finances pour 2008). Ainsi, on sait que l’abus de droit se décompose en deux branches alternatives, visant respectivement les situations de fictivité juridique (fictivité stricto sensu et abus de droit par simulation) et de fraude à la loi. En particulier, la mise en évidence d’une fraude à la loi suppose une application littérale de textes ou de décisions à l’encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs et un but exclusivement fiscal1. Il en résulte qu’un contribuable n’est pas tenu de choisir la voie la plus imposée lorsqu’il prend part à une opération sous-tendue par de véritables motivations économiques.
Le Conseil constitutionnel a également participé à ce processus de clarification de la notion d’abus de droit en excluant du champ de cette procédure les actes « ayant pour motif principal » d’éluder ou d’atténuer les charges fiscales que l’intéressé aurait dû normalement supporter. Il a considéré que ces termes laissaient une importante marge d’appréciation à l’administration fiscale qui n’était pas compatible avec la lourdeur des sanctions applicables2.
Mais récemment, la jurisprudence a au contraire rendu plus flous les contours de l’abus de droit, en admettant à plusieurs reprises que la preuve par l’administration d’un « montage artificiel dépourvu de toute substance économique » permet de la dispenser de rechercher les objectifs poursuivis par les auteurs du texte appliqué, et caractérise en soi l’existence d’un abus de droit3.
Cette contraction des deux critères de la fraude à la loi en un seul a permis d’appliquer l’abus de droit dans des hypothèses jusqu’ici inédites, afin d’écarter le bénéfice des stipulations d’une convention fiscale, sous réserve que cette convention ne prévoit pas explicitement l’hypothèse de fraude à la loi4, et plus récemment pour admettre l’existence d’un abus de la doctrine administrative5.
Outre cette jurisprudence, la frontière de l’abus de droit semble désormais surtout menacée par l’instauration de nouvelles règles anti-abus dont l’application pourrait s’avérer complexe.
2. La multiplication des règles anti-abus, source d’insécurité fiscale
La loi de finances pour 2019 a instauré un dispositif parfois dit « mini-abus de droit », codifié à l’article L64 A du LPF, et une clause anti-abus générale en matière d’IS qui transpose l’article 6 de la directive ATAD6, codifiée à l’article 205 A du CGI.
Ces outils, qui visent tous deux les opérations ayant un « motif principalement fiscal », ne sont pas assortis de sanctions spécifiques. Mais ils sont rédigés en des termes différents et leur articulation avec les dispositions anti-abus existantes est incertaine. On peut donc craindre une application hétérogène et casuistique.
2.1. Deux dispositifs formulés différemment
La définition du mini-abus de droit est calquée sur celle de l’abus par fraude à la loi, à la différence près qu’il vise les actes poursuivant un but principalement fiscal. Les contribuables peuvent saisir le comité de l’abus de droit fiscal ou faire une demande de rescrit préalable. Il s’appliquera aux actes passés ou réalisés à compter du 1er janvier 2020 : l’abus de droit sera alors une notion à « deux étage ».
L’article 205 A du CGI s’applique pour sa part aux exercices ouverts à compter du 1er janvier 2019, quelle que soit la date à laquelle les opérations ont été initiées. Il prévoit qu’en matière d’IS, il n’est pas tenu compte des montages qui, ayant été mis en place pour d’obtenir, à titre d’objectif principal ou au titre d’un des objectifs principaux, un avantage fiscal allant à l’encontre de l’objet ou de la finalité du droit fiscal applicable, ne sont pas authentiques. Une clause précise que le caractère non authentique est caractérisé en l’absence de motifs commerciaux valables reflétant une réalité économique.
2.2. La délicate articulation avec les dispositifs anti-abus existants
Ces nouveaux outils s’ajoutent à une palette déjà large de dispositifs anti-abus spécifiques que l’administration utilise sans hésitation (rectification des prix de transfert, régime des sociétés contrôlées de l’article 209 B du CGI, dispositions relatives aux Etats à fiscalité privilégiée et aux ETNC, etc). Ils doivent également s’articuler avec les dispositifs plus récents venus transposer les clauses anti-abus prévues par la directive mères-filiales (article 119 ter 3 du CGI limitant le bénéfice de l’exonération de retenue à la source sur les dividendes versés à des sociétés mères et rédigé en des termes similaires à l’article 205 A) et par la directive fusion (article 210-0 A, III du CGI excluant du régime de faveur des fusions les opérations ayant comme un de ses objectifs principaux la fraude ou l’évasion fiscales). Leur application devra enfin être combinée avec la clause anti-abus à portée générale prévue par l’article 7 de l’instrument multilatéral issu des travaux BEPS de l’OCDE qui s’intègre aux conventions fiscales bilatérales des Etats signataires, et qui prévoit d’exclure le bénéfice des avantages de la convention lorsqu’il est « raisonnable de conclure » que l’octroi de cet avantage était « l’un des objets principaux » d’un montage ou d’une transaction.
Chacun de ces dispositifs prévoit une définition proche, mais néanmoins distincte des notions d’abus et de but principalement fiscal, qui pourra conduire à des interprétations divergentes par l’administration fiscale, par le juge de l’impôt, et s’agissant de l’article 205 A par la CJUE.
Ce risque d’insécurité juridique est renforcé par le fait que l’administration pourrait dans certaines circonstances avoir le choix des armes pour fonder ses rehaussements.
En l’espèce, le mini-abus de droit s’applique à tous les impôts, sous réserve, en ce qui concerne l’IS, de la nouvelle règle spécifique prévue par l’article 205 A du CGI. Compte tenu de la jurisprudence Verdannet précitée, il devrait en principe également pouvoir jouer lorsqu’est en cause une convention fiscale (non modifiée par l’instrument multilatéral) ne prévoyant pas explicitement de lutter contre la fraude à la loi. L’article 205 A s’applique pour sa part uniquement à l’IS, sous réserve des règles relatives à l’abus du régime de faveur des fusions. Il n’est cependant pas certain qu’il permette d’écarter une convention fiscale. Enfin, lorsqu’un dispositif spécifique existe, l’administration ne peut pas mettre en œuvre l’abus de droit7, mais s’agissant des dispositifs les plus récents on comprend au contraire qu’ils pourraient se combiner avec cette procédure8.
2.3. La délicate application des majorations
Si aucune pénalité spécifique n’est attachée à ces deux nouveaux dispositifs, l’administration conserve néanmoins la possibilité de les assortir de majorations notamment pour manquement délibéré (40%), manœuvres frauduleuses ou abus de droit (80%), sous réserve d’en justifier l’application. On peut penser qu’elle ne pourra se contenter de faire état de la réunion des critères prévus par ces dispositifs, contrairement à ce qu’avait pu retenir la CAA de Nantes en 2008 s’agissant de la majoration de 40%9, puisqu’il en résulterait l’application automatique d’une sanction contraire à la décision du Conseil constitutionnel n°2015-726 DC précitée. Mais un doute existe.
3. Nos vœux pieux
Compte tenu de ces précisions, il reste à espérer que les agents de l’administration fiscale fassent une application mesurée de ces dispositifs. Ce vœu pieux est d’autant plus pressant que, contrairement à l’abus de droit, le législateur n’a pas prévu que la mise en œuvre de ces dispositifs requiert la signature par un agent ayant au moins le grade d’inspecteur divisionnaire. Or, la loi du 23 octobre 2018 relative à la lutte contre la fraude fiscale a prévu la transmission automatique au Parquet des dossiers des contribuables lorsque des majorations ont été appliquées sur des droits supérieurs à 100.000 €.
On se doute qu’in fine, cette lourde responsabilité de clarification incombera au juge fiscal, qui pourrait, espérons-le, retenir une lecture restrictive des nouveaux dispositifs et rétablir la quiétude des contribuables et le consentement à l’impôt.
Notes
1 CE 27 septembre 2006, n°260050, Janfin ; CE 28 février 2007, n°284565, Persicot.
2 Cons. const. 29 décembre 2013, n°2013-685 DC, cons. 112 à 119.
3 CE 19 juillet 2017, n°408227, Sté Ingram Micro ; CE 3 décembre 2018, n°406617, Manpower.
4 CE plén., 25 octobre 2017, n°396954, Verdannet.
5 CAA Paris, ch. réunies, 20 décembre 2018, n°17PA00747, qui devra néanmoins être confirmé par le Conseil d’Etat.
6 Directive UE/2016/1164 du 12 juillet 2016.
7 CE 5 mars 2007, n°284457 Pharmacie des Chalonges.
8 Cons. const. 29 décembre 2015, n°2015-726 DC relatif à l’article 119 ter du CGI.
9 CAA Nantes 7 avril 2008, n°06-796 Paumard, et n°06-453 Ciavatta.
Auteur
Sarah Dardour-Attali, avocat, droit fiscal