Pertes de succursales étrangères
Par une décision du 12 juin 2018 (A/S Bevola, aff. 650/16), la CJUE vient confirmer qu’une société localisée dans un Etat membre de l’UE peut déduire les pertes « définitives » de son établissement stable localisé dans un autre Etat membre.
Dans la décision commentée, la CJUE juge contraire à la liberté d’établissement la législation d’un Etat membre qui interdit sans réserve la déduction par une société des pertes constatées par son établissement étranger, alors qu’elle accepte la déduction des pertes d’un établissement stable national.
1. Présentation de la décision
1.1. Les faits soumis à l’appréciation de la CJUE
Bevola, société danoise contrôlée par une société mère d’un groupe, ayant également son siège au Danemark, avait une succursale en Finlande qui a été fermée au cours de l’année 2009. Cette succursale avait accumulé des pertes.
La déduction de ces pertes n’était pas permise selon la législation danoise qui prévoyait que, par principe, le revenu imposable ne comprend pas les recettes et les dépenses attribuables à un établissement stable (ES) situé dans un pays étranger. Toutefois, ce principe souffrait une exception: si l’option au régime de l’intégration fiscale internationale était formulée – ce qui engendrait une imposition commune au Danemark de toutes les sociétés du groupe (danoises et étrangères) et des ES (danois et étrangers) de ces sociétés pour une période minimale de 10 ans – alors la déduction des pertes des ES étrangers était possible.
Devant la juridiction danoise saisie, Bevola faisait valoir qu’elle aurait eu la possibilité de déduire les pertes en question si celles-ci avaient été subies par une succursale danoise et que cette différence de traitement constituait une restriction à la liberté d’établissement. Selon Bevola, cette restriction était disproportionnée dans un cas comme le sien où il n’existe aucune possibilité de prise en compte des pertes de sa succursale finlandaise. Elle estimait que lui était transposable la solution dégagée par la Cour dans son arrêt Marks & Spencer du 13 décembre 2005 (aff. 446/03).
On se souvient que dans cette décision, la CJUE a jugé contraire à liberté d’établissement l’impossibilité pour une société mère britannique de pouvoir déduire de son résultat imposable les pertes de ses filiales européennes alors que cette déduction était permise pour ses filiales britanniques dans l’hypothèse où lesdites pertes ne pouvaient plus être utilisées dans l’Etat de localisation des filiales étrangères (« pertes définitives »). Cette solution a par la suite été étendue à la situation où les pertes avaient été générées par des ES (CJUE, 15 mai 2008, Lidl Belgium, aff. 414/06).
La notion de « pertes définitives » a ensuite été précisée par la Cour dans son arrêt Commission/Royaume-Uni du 3 février 2015, aff. 172/13 : la déduction des pertes ne peut être permise dans le cas où l’État membre où réside la filiale exclut toute possibilité de report des pertes et où ladite filiale perçoit des recettes, mêmes minimes.
2.2. Le raisonnement de la Cour
Dans l’affaire Bevola, la Cour constate que la loi danoise instaure bien une différence de traitement entre les sociétés danoises qui possèdent un établissement au Danemark et celles dont l’établissement est situé dans une autre Etat membre ce qui est bien désavantageux dans le cas où l’établissement étranger a cessé toute activité et que ses pertes ne peuvent plus être imputées dans l’Etat de sa localisation.
Toutefois avant de passer à l’étape tendant à apprécier si cette différence de traitement était justifiée par des raisons impérieuses d’intérêt général (ce que la Cour confirme au cas particulier) la Cour prend le soin de s’interroger sur la comparabilité des situations puisque l’on sait qu’une différence de traitement n’est répréhensible que si elle concerne des situations comparables. Or, sur ce sur point, des arrêts récents de la Cour avaient jeté le trouble. En effet dans ses décisions Nordea Bank Danmark (aff. 48/13, 17 juillet 2014) et Timac (aff. 388/14, 17 décembre 2015), la Cour avait jugé que « en principe, les établissements stables situés dans un autre État membre ne se trouvent pas dans une situation comparable aux établissements stables résidents à l’égard des mesures prévues par un État membre afin de prévenir ou d’atténuer la double imposition des bénéfices d’une société résidente ».
Fallait-il en déduire qu’un ES situé dans l’Etat du siège n’est comparable, en ce qui concerne la déduction des pertes, à un ES étranger que si l’Etat du siège étend sa compétence fiscale tant aux pertes étrangères qu’aux pertes nationales ? Dans sa décision Bevola, la Cour y répond par la négative : sans remettre en cause la solution de principe dégagée dans les deux décisions susvisées qu’elle cite, elle précise en effet que : « s’agissant des pertes attribuables à un ES non-résident qui a cessé toute activité et dont les pertes n’ont pas pu et ne peuvent plus être déduites de son bénéfice imposable dans l’Etat membre où il exerçait, la situation d’une société résidente détenant un tel établissement n’est pas différente de celle d’une société résidente détenant un ES résident au regard de l’objectif de prévention de double déduction des pertes ».
Après avoir constaté que des raisons impérieuses d’intérêt général pouvaient justifier la législation en cause, la Cour juge toutefois que la restriction va au-delà de ce qui est nécessaire pour garantir ces raisons au nom de l’adéquation entre l’imposition et la capacité contributive de la société qui serait davantage garantie si la société qui détient un établissement stable dans un autre Etat membre est autorisée à déduire de son résultat imposable les pertes définitives attribuables à cet établissement. La Cour précise néanmoins que, pour ne pas compromettre la cohérence du régime fiscal danois, la déduction des pertes ne peut être admise que si la société apporte la preuve du caractère définitif des pertes dont elle demande l’imputation sur son résultat, notion qui, comme le rappelle la Cour, a été définie dans l’arrêt Marks & Spencer puis précisée dans l’arrêt Commission/Royaume-Uni.
2. Portée de la décision
2.1. Sur la déduction de pertes réalisées par un ES
En nuançant la solution de principe posée dans ses arrêts précédents selon laquelle les établissements locaux et étrangers ne sont pas comparables, la Cour offre aux sociétés françaises des argument sérieux de nature à leur permettre de revendiquer l’imputation sur leur résultat imposable en France de pertes générées par leur ES établis dans un autre Etat membre à la condition que ces pertes soient définitives au sens communautaire, ce qui recoupe, comme indiqué ci-avant, la réunion des conditions cumulatives suivantes : l’ES ne perçoit plus aucune recette et l’Etat de sa localisation n’interdit pas le report des pertes.
2.2. Sur la déduction de pertes réalisées par une filiale non résidente
La décision de la CJUE ne traite pas des pertes définitives des filiales résidentes d’un autre Etat européen.
On peut donc se demander quelle est la portée de cette décision en France, étant précisé que seules sont concernées par cette question les pertes subies par une filiale qui, si elle était résidente, pourraient être imputées sur le bénéfice de la mère dans une situation d’intégration fiscale. Or, l’on sait que dans sa décision « Société Agapes » (CE, 15 avril 2015, n°368135), le Conseil d’Etat avait refusé cette imputation. Il nous semble toutefois possible de soutenir que cette décision n’est pas incompatible avec l’admission de l’imputation des pertes de filiales étrangères ayant cessé leur activité car l’affaire Agapes traitait du cas particulier de pertes qu’une société filiale non résidente ne pouvait imputer sur ses résultats « du fait de la décision de l’Etat membre où elle réside de limiter le droit d’imputer les pertes subies ». Or, une société qui continue d’exister, quand bien même elle ne pourrait plus, du fait de la loi de son Etat de résidence (qui refuserait par exemple le report des déficits), imputer ses anciennes pertes sur ses revenus futurs, n’est pas en situation de pertes « définitives » au sens de la jurisprudence communautaire. Le Conseil d’Etat avait donc jugé qu’il n’incombait pas, dans ce cas, à la société mère française d’assurer la neutralisation de la charge fiscale de la société filiale qui lui était refusée par son Etat de résidence. Mais le juge français n’a pas encore eu à se prononcer sur le cas des pertes d’une filiale non-résidente qui, si elle avait été résidente, aurait pu faire partie groupe d’intégration de sa société mère et qui, sans être vendue à une autre société, est liquidée sans pouvoir imputer ses pertes devenues définitives au sens européen.
Auteur
Christel Legout, avocat, droit fiscal