Profil public : quelle liberté d’expression pour les cadres ?
26 novembre 2014
Afficher sur un profil public que l’on est ouvert à des opportunités professionnelles ou publier un commentaire critique de son employeur sur un blog peuvent-ils justifier une sanction ? Point d’arrêt sur les principes qui gouvernent la liberté d’expression des cadres.
« Mon expérience serait bonne pour n’importe quel constructeur […] Pourquoi pas General Motors ? Je serais honoré de diriger un groupe tel que GM ». Ces quelques mots, relayés par une agence de presse, ont-ils suffi à mettre un terme à une collaboration de 32 ans avec le numéro deux du Groupe Renault ? Si l’auteur de ces lignes, comme la plupart des commentateurs, ignore les détails de cette affaire, celle-ci offre l’occasion de rappeler les contours de la liberté d’expression des salariés.
Cette dernière est tout d’abord reconnue par la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 ainsi que la Convention européenne des droits de l’Homme. Comme toute liberté elle n’est cependant pas absolue et peut donc connaitre certaines limites, notamment dans le cadre de la sphère professionnelle.
Une liberté encadrée, des abus sanctionnés
Dans un arrêt du 14 décembre 1999 la Cour de cassation a ainsi jugé que « sauf abus, le salarié jouit, dans l’entreprise et en dehors de celle-ci, de sa liberté d’expression, […] il ne peut être apporté à celle-ci que des restrictions justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché ».
Ainsi et en premier lieu, des propos à caractère injurieux, diffamatoire ou excessif sont susceptibles de constituer un usage abusif de la liberté d’expression du salarié (Cour de cassation, 27 mars 2013).
En second lieu, l’exercice de cette liberté est à géométrie variable selon la nature des fonctions exercées. Les principes de finalité et de proportionnalité appliqués par la jurisprudence commandent en effet une appréciation différenciée des propos selon la qualité de leur auteur. En d’autres termes, plus le niveau de responsabilités est important, plus les propos en cause sont susceptibles de rejaillir négativement sur l’entreprise et de lui porter préjudice.
Dans un arrêt de la cour d’appel de Dijon du 17 mai 2001 les juges ont ainsi retenu que « compte tenu des fonctions occupées dans l’entreprise », constituait un abus à sa liberté d’expression le fait pour un directeur d’exploitation de tenir des propos insultants envers l’entreprise lors d’un entretien.
Dans le même sens, la distribution de tracts d’opposition à une réforme pédagogique par le directeur d’une école de musique aux parents des élèves a pu être considérée comme un abus de la liberté d’expression dès lors que cette prise de position pouvait avoir des incidences négatives sur la survie même de l’association (cour d’appel de Versailles, 17 janvier 2003). La cour d’appel de Montpellier dans un arrêt du 10 octobre 2001 a d’ailleurs précisé que « si un cadre dirigeant est en droit de donner son opinion et d’émettre des critiques […], il lui appartient de les formuler avec mesure tant dans la forme que sur le fond et dans le seul intérêt de l’entreprise en évitant de nuire à sa bonne marche ».
Inversement, un tel abus n’a pas été caractérisé s’agissant de tracts à la sortie d’une entreprise mettant en cause la direction managériale de l’entreprise à l’aide de termes vifs, ironiques et critiques (Cour de cassation, 23 septembre 2009), ou encore d’une lettre ouverte des salariés d’une maison de retraite à leur directrice (Cass, soc, 12.11.96, n°94-43.859). S’agissant plus spécifiquement des représentants du personnel, les juges tiennent notamment compte du nécessaire respect de la liberté syndicale qui implique une certaine liberté de ton vis-à-vis de l’employeur.
Une liberté d’expression du cadre inversement proportionnelle à son niveau de responsabilités
Le critère retenu par les juges pour analyser la portée de l’abus de la liberté d’expression d’un cadre dirigeant est en définitive centré sur l’atteinte au bon fonctionnement de l’entreprise.
Les juges prennent bien évidemment en considération le respect par le salarié de son obligation de loyauté, laquelle s’apprécie également différemment selon la nature des fonctions occupées par l’auteur des propos en cause et leur répercussion sur l’entreprise.
Dans le cas d’un abus caractérisé et constaté l’employeur a la possibilité de sanctionner disciplinairement le salarié fautif. La jurisprudence reconnait généralement que l’abus peut constituer une cause réelle et sérieuse de licenciement pouvant aller jusqu’à la faute grave. Des contentieux médiatiques récents ont ainsi pu témoigner d’une utilisation parfois mal intentionnée des réseaux sociaux.
La multiplication des possibilités pour chacun de rendre publics ses propos doit donc inciter à la vigilance. Tempérance, modération et discernement doivent en effet être de mise pour se mettre à l’abri d’éventuelles représailles.
A propos de l’auteur
Pierre Bonneau, avocat associé spécialisé en conseil et contentieux en droit du travail, droit pénal du travail et droit de la protection sociale. Son activité consiste plus généralement à conseiller au quotidien les entreprises sur les aspects juridiques des relations individuelles et collectives de travail ainsi qu’en matière de protection sociale.
Article paru dans Les Echos Business du 18 septembre 2013
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