Quote-part de frais et charges sur dividendes européens : la décision Steria de la CJUE continue de susciter des interrogations
Il a fallu deux lois pour que le législateur français accepte de prendre en compte les effets de la jurisprudence européenne Steria. Ces avancées ont-elles été suffisantes ? C’est la question que pose aujourd’hui, via une question préjudicielle, le Conseil d’Etat à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE).
I. Steria et la réponse française
On sait que par une décision Steria du 2 septembre 2015 (Groupe Steria SCA, C-386/14), la CJUE a jugé que le droit français portait atteinte à la liberté d’établissement au motif qu’il neutralisait dans l’intégration fiscale l’imposition de la quote-part de frais et charges (QPFC) sur les dividendes intragroupe alors que la perception d’un dividende provenant d’une filiale établie dans l’Union européenne et détenue à plus de 95 % entrainait l’imposition d’une QPFC de 5 %.
Pour se mettre en conformité avec cette décision, la loi française a été modifiée en deux temps. L’article 40 de loi n° 2015-1786 de finances rectificative pour 2015 a, dans un premier temps, amélioré le sort des seules sociétés membre d’un groupe intégré recevant des dividendes de filiales établies dans un autre Etat de l’UE ou de l’EEE ayant conclu avec la France une convention d’assistance administrative en vue de lutter contre la fraude et l’évasion fiscales, qui pourraient être intégrées si elles étaient établies en France.
L’article 32 de la loi n° 2018-1317 du 28 décembre 2018 a ensuite complété cette première réforme en décidant, pour les exercices ouverts à compter du 1er janvier 2019 :
- que le taux de 1 % de QPFC s’applique aussi aux distributions reçues par une société non membre d’un groupe intégré à raison d’une participation (ouvrant droit au régime mère-fille) dans une société résidente d’un Etat européen (UE ou EEE remplissant les conditions ci-avant), lorsque cette société est détenue dans des conditions identiques à une filiale française qui aurait pu faire partie d’un groupe intégré.
- que les produits de participation n’ouvrant pas droit au régime mère-fille sont retranchés du résultat d’ensemble à hauteur de 99 % de leur montant (ce qui revient à les imposer sur 1 % de leur montant), pour les distributions opérées par une filiale membre du groupe depuis plus d’un exercice. Cette règle vaut pour les produits perçus par une société membre d’un groupe à raison d’une participation détenue depuis plus d’un exercice dans une société soumise à un impôt équivalent à l’IS dans un Etat européen et qui, si elle était établie en France, pourrait être membre du groupe et elle s’applique aussi aux produits de participation perçus par une société non membre d’un groupe à raison d’une participation dans une société soumise à un impôt équivalent à l’IS dans un Etat européen.
Ces deux dispositions ne s’appliquent toutefois pas lorsque la société française n’est pas membre d’un groupe uniquement « du fait de l’absence des options et des accords à formuler » en application des règles qui régissent l’intégration fiscale. En pratique, une société ne détenant que des filiales « intégrables » résidentes européenne (ou d’un Etat de l’EEE) peut bénéficier du régime favorable sur les dividendes reçus de ses filiales européennes alors que la société qui détient aussi des filiales résidentes « intégrables » mais qui ne constitue pas pour autant un groupe intégré ne peut pas bénéficier de ce régime favorable sur les distributions en provenance de ses filiales européennes (ni d’ailleurs de ses filiales françaises).
On constate donc que pour bénéficier du régime favorable sur les dividendes reçus d’une filiale européenne intégrable, encore faut-il, soit être une société intégrée, soit être dans l’incapacité d’être intégrée.
II. La question préjudicielle posée par le Conseil d’Etat
Le cas porté devant le Conseil d’Etat par deux sociétés (la société Manitou : CE, 14 juin 2022, n° 454107, et la société Bricolage Investissement France : CE,14 juin 2022, n° 458579) était celui d’une société française, qui a des filiales en France et en Europe, qui a la possibilité de constituer un groupe d’intégration fiscale avec ses filiales françaises, mais qui n’a pas opté pour ce régime et qui estime qu’elle a néanmoins le droit de bénéficier du régime favorable précité sur les produits de ses filiales européennes « intégrables ». L’avantage revendiqué consistait, à l’époque des faits, à neutraliser la quote-part de frais et charges sur les produits de participations ouvrant droit au régime mère-fille. Aujourd’hui le taux de 1 % au lieu de 5 % sur la QPFC serait revendiqué, mais la question de fond reste identique.
Les sociétés ont obtenu satisfaction devant la Cour administrative d’appel de Versailles, et un recours en cassation a été formé par le Ministre devant le Conseil d’Etat.
La question est regardée comme soulevant une difficulté sérieuse d’interprétation du droit de l’Union européenne. Il s’agit en effet de déterminer si l’article 49 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne s’oppose à une législation d’un Etat membre relative à un régime d’intégration fiscale en vertu de laquelle une société mère intégrante bénéficie de la neutralisation de la quote-part de frais et charges réintégrée à raison des dividendes perçus par elle de sociétés résidentes parties à l’intégration ainsi que, pour tenir compte de la décision Steria précitée, à raison de dividendes perçus de filiales établies dans un autre Etat membre qui, si elles avaient été résidentes, auraient été objectivement éligibles, sur option, au régime d’intégration mais qui refuse le bénéfice de cette neutralisation à une société mère résidente qui, en dépit de l’existence de liens capitalistiques avec d’autres entités résidentes permettant la constitution d’un groupe fiscal intégré, n’a pas opté pour son appartenance à un tel groupe, à raison tant de dividendes qui lui sont distribués par ses filiales résidentes que de ceux provenant de filiales établies dans d’autres Etats membres satisfaisant aux critères d’éligibilité autres que la résidence. Une question préjudicielle est donc posée à la CJUE et le Conseil d’Etat sursoit à statuer sur le recours du Ministre (CE, 14 juin 2022, n°458579 SA Bricolage Investissement France et n° 454107 SA Manitou BF).
III. Un élément de réponse dans l’arrêt Steria lui-même ?
La question posée à la CJUE dans la décision Steria précitée portait sur la situation d’une mère intégrante qui recevait des dividendes de filialeset plus précisément sur la légitimité ou non de la différence de traitement qui existait en droit français selon que la filiale était résidente et intégrée ou non-résidente et donc non intégrée alors même qu’elle remplissait toutes les conditions pour l’être sauf celle d’être résidente.
Or la CJUE, à la suite des conclusions de son avocat général Mme Kokott, ne s’était pas arrêtée à la seule question posée, qui ne portait donc que sur la situation des sociétés mères intégrantes, mais avait posé le principe selon lequel « la situation des sociétés appartenant à un groupe fiscal intégré est comparable à celle des sociétés n’appartenant pas à un tel groupe, dans la mesure où, dans les deux cas, d’une part, la société mère supporte des frais et charges liés à sa participation dans sa filiale et, d’autre part, les bénéfices réalisés par la filiale et dont sont issus les dividendes distribués sont, en principe, susceptibles de faire l’objet d’une double imposition économique ou d’une imposition en chaîne ». La Cour ajoutait qu’il ne pouvait être « déduit de l’arrêt X Holding (C-337/08, EU :C :2010 :89) que toute différence de traitement entre des sociétés appartenant à un groupe fiscal intégré, d’une part, et des sociétés n’appartenant pas à un tel groupe, d’autre part, est compatible avec l’article 49 TFUE. ». Dans cette décision X Holding en effet, la CJUE avait seulement admis que la condition de résidence pouvait être exigée pour entrer dans un groupe d’intégration, car ce régime permet le transfert des pertes à l’intérieur d’un groupe.
Les avantages fiscaux autres que le transfert des pertes à l’intérieur d’un groupe fiscal doivent dont être examinés séparément, pour déterminer si un Etat peut les réserver aux sociétés intégrées donc résidentes et les exclure dans des situations transfrontalières. Cet exercice au « cas par cas » a reçu, s’agissant de la question du sort des dividendes, une réponse favorable aux contribuables de la part de la CJUE. Les tentatives de l’Etat français pour limiter cette jurisprudence aux seules sociétés acceptant de constituer un groupe d’intégration (ou empêchées d’en constituer un) seront-elles admises par la Cour ? La question reste ouverte. En effet, dans la décision Steria, au vu de la citation ci-dessus, la CJUE semblait considérer que la situation d’une société mère qui reçoit des dividendes n’est pas différente selon qu’elle est membre d’un groupe d’intégration ou non.
Si la CJUE devait conclure à l’absence de différence entre la situation d’une mère membre d’un groupe intégré et d’une mère non membre d’un groupe intégré et si l’Etat français ne parvenait pas à produire des éléments justifiant l’actuelle différence de traitement, alors on aboutirait à la situation suivante : une mère non intégrée française, qui aurait pu être membre d’un groupe intégré, bénéficierait d’une quote-part limitée à 1% sur les dividendes reçus d’une filiale européenne « intégrable », mais de 5% sur les dividendes reçus d’une filiale française « intégrable » mais non intégrée
On attendra donc avec intérêt la décision de la CJUE, car le principe qu’elle posera à propos de la neutralisation de la quote-part devra selon nous nécessairement être étendu à la situation actuelle prévoyant un taux réduit de quote-part de frais et charges.