Les rabais « d’exclusivité » par une entreprise dominante ne sont pas toujours anticoncurrentiels
La CJUE admet clairement que des rabais consentis par une entreprise en position dominante et conditionnés par un engagement d’exclusivité puissent ne pas être considérés comme anticoncurrentiels au regard du contexte dans lequel ils sont accordés.
En 2009, Intel, entreprise en position dominante sur le secteur des microprocesseurs, s’était vu infliger par la Commission européenne une amende de plus d’un milliard d’euros, à raison de deux types de pratiques qualifiées de « rabais d’exclusivité » :
- des rabais accordés à quatre équipementiers informatiques à la condition qu’ils achètent auprès d’elle la totalité ou la quasi-totalité de leurs besoins (en pratique 80 à 100%) ;
- des « restrictions non déguisées » sous la forme de paiements octroyés au principal distributeur européen d’ordinateurs de bureau, en contrepartie d’une exclusivité de vente d’ordinateurs équipés de microprocesseurs Intel.
Selon la Commission, ces pratiques avaient réduit la capacité des concurrents d’Intel à lui livrer une concurrence efficace, fondée sur les « mérites » de leurs processeurs, et avaient en conséquence réduit le choix offert aux consommateurs sur ce marché ainsi que les incitations à investir en recherche et développement pour proposer des processeurs innovants.
Cette position, confirmée par le Tribunal de l’Union européenne, n’est pas celle suivie par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE).
I. Preuve du caractère abusif d’un rabais d’exclusivité
La nécessaire prise en compte de « l’ensemble des circonstances de l’espèce »
Davantage encore qu’une victoire remportée par Intel, l’arrêt rendu par la CJUE le 6 septembre dernier est une victoire pour le droit de la concurrence, tant ces dernières années ont été marquées par l’instauration de présomptions plus ou moins réfragables au détriment des entreprises mises en cause à raison du prétendu caractère anticoncurrentiel de leurs pratiques commerciales.
En effet, par cet arrêt, la CJUE a désavoué le Tribunal de l’Union européenne, qui avait jugé qu’un rabais de fidélité lié à une obligation d’exclusivité (ou « rabais d’exclusivité » selon la terminologie retenue par le Tribunal) pouvait être sanctionné en raison de sa nature même, sans qu’il soit nécessaire d’apprécier « l’ensemble des circonstances » de la pratique pour vérifier si ce rabais était susceptible de produire un effet anticoncurrentiel.
L’enjeu de cette affaire tient au fait que les remises à caractère fidélisant sont au nombre de ces pratiques admises dans la vie courante des affaires qui deviennent critiquables lorsqu’elles sont mises en œuvre par une entreprise en position dominante.
Il incombe en effet à une telle entreprise une « responsabilité particulière » de ne pas porter atteinte au fonctionnement du marché intérieur par la mise en œuvre de moyens autres que ceux qui relèvent d’une concurrence par les mérites et qui produisent des effets d’éviction sur des concurrents aussi efficaces.
Ce critère du concurrent aussi efficace (apprécié à travers la mise en œuvre du « test AEC », pour « as efficient competitor ») apparaît comme central dans l’analyse, tant la CJUE insiste sur l’idée que la prohibition des abus de position dominante ne vise pas à assurer que des concurrents moins efficaces que l’entreprise dominante puissent se maintenir sur le marché (Arrêt, points 133 s.).
Dans ses conclusions, l’avocat général N. Wahl a indiqué que : « Cette responsabilité particulière implique que les dispositifs liant d’une façon ou d’une autre les clients à leurs sources d’approvisionnement auprès d’une entreprise en position dominante sont considérés comme revêtant un effet fidélisant et sont ainsi présumés abusifs ». (Conclusions, point 60)
Pour confirmer la décision de la Commission, le Tribunal avait identifié trois catégories de rabais :
- les rabais de quantité, reposant exclusivement sur des volumes d’achat et reflétant des économies d’échelle, qui sont en principe admis quelle que soit la position sur le marché de l’entreprise qui les octroie ;
- les rabais fidélisants, dit « d’exclusivité » , liés à la condition que le client s’approvisionne pour la totalité ou une quantité importante de ses besoins auprès de l’entreprise en position dominante ;
- les autres rabais à effet fidélisant mais non conditionnés par une exclusivité ou une quasi-exclusivité d’approvisionnement.
Pour le Tribunal, seuls ces derniers devaient être analysés à la lumière de l’ensemble des circonstances de l’espèce afin de déterminer s’ils étaient susceptibles de restreindre la concurrence.
Les « rabais d’exclusivité », quant à eux, ne pouvaient pas bénéficier de cette approche nuancée, dès lors que leur caractère conditionnel était en lui-même abusif, de tels rabais tendant généralement à priver ou restreindre l’acheteur dans le choix de ses sources d’approvisionnement et à limiter la clientèle potentielle des concurrents.
Le Tribunal avait expressément fondé cette approche sur la jurisprudence Hoffman-Laroche de 1979 (CJCE 13-2-1979 aff. 85/76), qui a posé le principe du caractère abusif en soi au sens de l’article 102 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) de la pratique consistant, pour une entreprise en position dominante, à « lier […] des acheteurs par une obligation ou une promesse de s’approvisionner pour la totalité ou pour une part considérable de leurs besoins exclusivement auprès de ladite entreprise […], soit que l’obligation en question soit stipulée sans plus, soit qu’elle trouve sa contrepartie dans l’octroi de rabais ».
La principale question posée à la CJUE dans l’affaire commentée était celle du standard de preuve à appliquer pour qualifier d’abus de position dominante un rabais de fidélité fondé sur un engagement d’exclusivité ou de quasi-exclusivité : doit-on considérer qu’un tel rabais, à raison de sa forme, ne peut pas échapper à la qualification d’abus même si l’on prend en compte le contexte dans lequel il est octroyé ?
Sans renier la jurisprudence Hoffman-Laroche, dont elle rappelle le raisonnement (Arrêt, point 137), la Cour de justice a entendu la « préciser » dans le cas où l’entreprise concernée « soutient, au cours de la procédure administrative, éléments de preuve à l’appui, que son comportement n’a pas eu la capacité de restreindre la concurrence et, en particulier, de produire les effets d’éviction reprochés ».
La présomption d’illégalité attachée aux rabais de fidélité octroyés par une entreprise en position dominante demeure mais cette présomption peut donc être combattue par l’entreprise mise en cause. Si l’on reste ici dans une inversion de la charge de la preuve, on peut relever, sans prétendre faire de la sémantique à outrance, que l’entreprise peut désormais prétendre à une analyse circonstanciée de ses rabais si elle « soutient » de manière raisonnablement étayée -et non uniquement si elle « démontre »- que l’effet d’éviction n’est pas avéré.
Par analogie avec la solution retenue dans l’affaire Post Danmark I (CJUE 27-3-2012 aff. 209/10, point 29), la CJUE pose ici le principe selon lequel, dans un tel cas, la Commission est tenue d’apprécier l’ensemble des circonstances entourant l’octroi du rabais : elle doit analyser non seulement la position dominante de l’entreprise sur le marché pertinent, mais également les conditions et modalités d’octroi des rabais (taux de couverture du marché, durée et montant) et l’existence éventuelle d’une stratégie visant à évincer les concurrents au moins aussi efficaces.
Appréciation de la capacité d’éviction de la pratique
L’analyse de la position dominante de l’entreprise et des conditions d’octroi des rabais doit être complétée par celle de la capacité d’éviction de concurrents au moins aussi efficaces afin d’apprécier si un rabais relevant en principe de l’interdiction de l’article 102 du TFUE peut en réalité être objectivement justifié.
La CJUE invite pour ce faire à la mise en balance des effets, favorables et défavorables pour la concurrence, de la pratique contestée et rappelle à cet égard que l’effet d’éviction qui résulte d’un système de rabais, s’il peut être désavantageux pour les concurrents, peut être contrebalancé, voire surpassé, par des avantages en termes d’efficacité qui profitent aussi au consommateur.
Il appartient au Tribunal, éventuellement saisi en appel, de contrôler la mise en balance par la Commission des effets du rabais.
Au cas d’espèce, bien que la Commission ait considéré que les rabais d’Intel avaient, par leur nature même, la capacité de restreindre la concurrence, de sorte qu’une analyse de l’ensemble des circonstances de l’espèce n’était pas nécessaire pour constater un abus de position dominante, elle avait néanmoins pris soin d’opérer un examen approfondi des circonstances, sur la base de la mise en œuvre d’un test AEC. Test qui l’avait conduite à conclure que, pour contrer la pratique d’Intel, un concurrent aussi efficace aurait dû pratiquer des prix qui n’auraient pas été viables. La pratique de rabais en cause était en conséquence susceptible d’avoir des effets d’éviction d’un tel concurrent.
Il résulte de l’arrêt de la CJUE, tel qu’éclairé par les conclusions de son avocat général (précitées), que la capacité d’un rabais de fidélité à restreindre la concurrence n’a pas à être démontrée sur la base d’effets réels.
Pour autant, ces effets ne peuvent pas être simplement théoriques ou hypothétiques, sauf à réintroduire l’idée qu’une pratique tarifaire pourrait être anticoncurrentielle à raison de sa seule forme. Dans ses conclusions, N. Wahl précise ainsi que l’appréciation de la capacité anticoncurrentielle vise à établir si, « selon toute probabilité, le comportement incriminé produit un effet d’éviction de la concurrence. C’est pourquoi la probabilité implique un niveau d’intensité substantiellement supérieur à celui de la simple possibilité qu’un comportement donné puisse restreindre la concurrence ». (Conclusions, point 117)
De ce point de vue, il est intéressant de relever que l’existence d’une stratégie d’éviction est considérée par la Cour comme un simple indice d’une intention d’objective d’évincer (à la manière d’une restriction par objet dans le champ de la prohibition des ententes), mais elle ne démontre pas en elle-même la capacité d’éviction de la pratique.
Reste à voir si ce rebondissement dans l’affaire Intel aura un effet sur le niveau de la sanction infligée. On peut en douter puisque la Commission avait pris le soin de procéder à une analyse économique au terme de laquelle elle avait conclu à la capacité effective des rabais d’avoir des effets d’éviction sur un concurrent aussi efficace. Or, ce qui est critiqué par la CJUE n’est pas tant le fond de cette analyse que l’approche dogmatique du Tribunal le conduisant à nier la pertinence même de procéder à une telle analyse.
II. Autres enseignements de l’arrêt Intel
Au-delà de la position très attendue de la Cour sur la validité des rabais de fidélité accordés par une entreprise en position dominante, l’arrêt commenté retient l’intérêt sur deux points complémentaires : d’une part, la compétence territoriale de la Commission pour sanctionner les effets d’accords conclus en dehors de l’Union européenne (UE) ou de l’Espace économique européen (EEE) et, d’autre part, l’encadrement procédural des entretiens visant à la collecte d’informations relatives à l’objet d’une enquête au regard des droits de la défense.
Précisions sur la compétence territoriale de la Commission
L’affaire donne l’occasion à la Cour de réaffirmer la pertinence du critère « des effets qualifiés de la pratique », utilisé de longue date en matière d’ententes pour fonder la compétence de la Commission. L’utilisation de ce critère de compétence permet de faire application du droit de l’UE dans le cas d’une pratique mise en œuvre en dehors de l’UE mais produisant des effets à l’intérieur de celle-ci.
La question se posait en effet de la compétence de la Commission pour appréhender les effets anticoncurrentiels d’accords conclus entre Intel et le fabricant d’ordinateurs chinois Lenovo concernant des processeurs destinés à être livrés en Chine.
La Cour précise que le critère des effets qualifiés permet de justifier la compétence de la Commission et, plus largement, l’applicabilité du droit de l’UE, pour autant qu’il soit prévisible que le comportement en cause produise un effet immédiat et substantiel dans l’UE.
Afin d’apprécier cette prévisibilité, la Cour invite à prendre en compte le comportement en cause dans son ensemble et affirme « qu’il suffit de tenir compte des effets probables d’un comportement sur la concurrence pour que la condition tenant à l’exigence de prévisibilité soit remplie ».
Au cas d’espèce, l’effet immédiat et substantiel qu’était susceptible d’avoir la pratique de rabais est déduit de la stratégie d’ensemble d’Intel visant à ce qu’aucun ordinateur portable de Lenovo équipé d’un processeur fourni par AMD, le principal concurrent d’Intel, ne soit disponible sur le marché mondial, y compris dans l’EEE.
Encadrement du pouvoir de la Commission de recueillir des déclarations
L’arrêt précise enfin la portée de la règle de procédure imposant à la Commission européenne l’obligation d’enregistrer, sous la forme de son choix, tout interrogatoire d’une personne physique ou morale visant à collecter des informations relatives à l’objet d’une enquête (Règl. CE 1/2003 du 16-12-2002 relatif à la mise en œuvre des règles de concurrence art. 19 et Règl. CE 773/2004 du 7-4-2004 relatif aux procédures mises en œuvre par la Commission art. 3).
De manière opportune, la Cour s’est prononcée en défaveur de la distinction artificielle opérée par la Commission -et le Tribunal à sa suite- entre les entretiens constituant des interrogatoires formels et ceux n’en constituant pas. Seul compte le contenu de l’entretien.
Elle a également jugé que la mise à la disposition d’Intel, au cours de la procédure administrative, d’une version non confidentielle de la note interne établie par la Commission et relative à un entretien non enregistré tenu avec un des principaux dirigeants de Dell, équipementier informatique, ne palliait pas l’absence d’enregistrement, dès lors que la note contenait un bref résumé des thèmes abordés mais ne donnait pas d’indications sur les déclarations recueillies par la Commission.
Victoire d’estime pour Intel puisque la CJUE considère finalement que cette violation des droits de la défense ne conduit pas à remettre en cause la procédure suivie à son encontre, dès lors que la décision de condamnation de la Commission ne repose pas sur des informations obtenues lors de l’entretien en question.
De manière plus contestable, la CJUE pose le principe général selon lequel il appartient à l’entreprise mise en cause d’établir que la non-divulgation d’un document a pu influencer, à son détriment, le déroulement de la procédure et le contenu de la décision finale, en ce qu’il comportait des éléments à décharge dont elle aurait pu se prévaloir au cours de l’enquête pour sa défense. Il s’ensuit, poursuit la Cour, « que l’entreprise concernée doit établir, d’une part, qu’elle n’a pas eu accès à certains éléments de preuve à décharge et, d’autre part, qu’elle aurait pu les utiliser pour sa défense », exercice malaisé puisque, par hypothèse, l’entreprise n’a pas connaissance du fond de l’entretien. Ce n’est pourtant pas un obstacle pour la CJUE, qui considère, de façon surprenante, que l’entreprise mise en cause peut toujours citer la personne interrogée devant le Tribunal ou contacter directement cette personne afin que celle-ci lui restitue spontanément le contenu de ses déclarations.
CJUE 6-9-2017 aff. 413/14 P, Intel Corporation Inc. c/ Commission
Auteur
Virginie Coursière-Pluntz, avocat counsel, droit de la concurrence et droit européen tant en conseil qu’en contentieux.
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