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Rapport pays par pays public : une transparence excessive ?

Les entreprises françaises pensaient que le reporting pays par pays public leur serait imposé par une directive communautaire. Si le projet de loi dite «Sapin 2» qui est actuellement débattu devant l’assemblée nationale était voté en l’état, le rapport pays par pays public pourrait finalement être une initiative française entrant en vigueur en juillet 2017.

1. Le dispositif envisagé actuellement (projet au 10 juin 2016)

L’article 45 bis du projet de loi relatif à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique prévoit actuellement (version au 10 juin 2016) un rapport pays par pays public qui s’inspire fortement du projet de directive communautaire1.

Cette obligation s’appliquerait (i) aux sociétés qui établissent des comptes consolidés et dont le chiffre d’affaires consolidé excède 750 millions d’euros et celles dont le chiffre d’affaires est supérieur à ce même montant, (ii) aux sociétés contrôlées, directement ou indirectement, par une société dont le siège social n’est pas situé en France, établissant des comptes consolidés et dont le chiffre d’affaires consolidé excède 750 millions d’euros, (iii) aux succursales d’une société dont le siège social n’est pas situé en France et dont le chiffre d’affaires excède 750 millions d’euros ou qui est contrôlée, directement ou indirectement, par une société dont le siège social n’est pas situé en France établissant des comptes consolidés et dont le chiffre d’affaires consolidé excède ce même montant et (iv) aux filiales et succursales qui ne sont pas soumises à ces obligations lorsqu’elles ont été créées dans le but d’échapper aux obligations prévues par ce texte. Sauf dans le dernier cas, seraient cependant exonérées de cette obligation les petites entreprises au sens de l’article L. 123-16 du Code de Commerce.

Ce rapport public annuel comprendrait, en principe en agrégeant par juridiction fiscale les données relatives aux entreprises liées du groupe qui y sont établies, les informations suivantes :

  1. Une brève description de la nature des activités ;
  2. Le nombre de salariés ;
  3. Le montant du chiffre d’affaires net ;
  4. Le montant du résultat avant impôt sur les bénéfices ;
  5. Le montant de l’impôt sur les bénéfices dû pour l’exercice en cours, à l’exclusion des impôts différés et des provisions constituées au titre de charges d’impôt incertaines ;
  6. Le montant de l’impôt sur les bénéfices acquitté, accompagné d’une explication sur les discordances éventuelles avec le montant de l’impôt dû, le cas échéant, en tenant compte des montants correspondants concernant les exercices financiers précédents ;
  7. Le montant des bénéfices non distribués.

Le rapport présenterait les informations mentionnées ci-dessus séparément pour chacun des États membres de l’Union Européenne où l’activité est exercée. Ces informations seraient présentées séparément pour chaque juridiction fiscale qui, à la fin de l’exercice comptable précédent, figure sur la liste commune de l’Union Européenne des juridictions fiscales qui ne respectent pas les principes de transparence et de concurrence fiscale équitable.

Pour les autres juridictions fiscales, le projet prévoit que les informations seraient présentées séparément pour chacune des juridictions fiscales dans lesquelles serait situé un nombre minimal d’entreprises liées (ce nombre minimal devant être fixé par décret en Conseil d’État). Dans le cas contraire, les éléments seraient présentés sous une forme agrégée. Par dérogation, un groupe ne disposant que d’une seule entreprise liée dans une seule juridiction fiscale ne figurant pas sur la liste commune de l’Union Européenne des juridictions fiscales qui ne respectent pas les principes de transparence et de concurrence fiscale équitable, ne serait pas tenu, pour cette entreprise liée, à la présentation du rapport.

Il est prévu que ce dispositif entre en vigueur le lendemain de l’entrée en vigueur de la directive européenne instituant le rapport pays par pays public communautaire et, au plus tard, le 1er juillet 2017. Il s’appliquerait aux exercices ouverts à compter de cette date.

Le champ de ce dispositif devrait en outre être élargi progressivement : ainsi, au bout de deux ans d’application, le seuil de 750 millions d’euros serait abaissé à 500 millions d’euros; au bout de quatre ans, ce seuil passerait à 250 millions d’euros.  Avant le 31 décembre 2020, le gouvernement devrait cependant présenter au parlement un rapport d’évaluation de ce dispositif.

En plus d’instituer ce nouveau rapport, le projet de loi apporterait des modifications à deux autres obligations pesant sur les entreprises :

  • Tout d’abord, il abaisserait, à compter du 1er juillet 2020, le seuil d’assujettissement au rapport pays par pays adressé à l’administration fiscale (article 223 quinquies C du Code Général des Impôts, «CGI»)) : sont en résumé assujetties à ce rapport pays par pays les sociétés qui établissent des comptes consolidés et dont le chiffre d’affaires consolidé excède 750 millions d’euros ; ce seuil de chiffre d’affaires serait ramené à 50 millions d’euros.
  • Enfin, pour les déclarations devant être déposées au titre des exercices clos à compter du 31 décembre 2016, il modifierait la liste des sociétés soumises à l’obligation de déposer une déclaration de leur politique de prix de transfert (article 223 quinquies B du CGI) : en particulier, seraient désormais assujetties à cette obligation, les personnes morales établies en France dont le chiffre d’affaires annuel hors taxe ou l’actif brut figurant au bilan est supérieur ou égal à 50 millions d’euros (et celles contrôlant ou étant contrôlées par une entité étrangère dépassant ce seuil) alors que le seuil est actuellement fixé à 400 millions d’euros.

2. Une tendance inéluctable, dangereuse pour les entreprises françaises et européennes ?

Ce projet semble être l’aboutissement d’un mouvement qui a démarré en 2013 :

  • En effet, l’article 7 de la loi de séparation et de régulation des activités bancaires (n°2013-672 du 26 juillet 2013) a institué un tel rapport pays par pays public pour les banques (codifié à l’article L511-45 du Code Monétaire et Financier). Ce même article prévoyait déjà une obligation comparable pour les grandes entreprises mais, pour ces dernières, l’entrée en vigueur était reportée à l’adoption par l’Union Européenne d’une disposition similaire.
  • Au niveau communautaire, des obligations similaires existent aussi depuis 2013 pour les groupes bancaires2 et pour les groupes du secteur extractif et forestier3 établis dans l’Union Européenne.
  • Enfin, plus récemment, les travaux de l’OCDE dans le cadre de l’action 13 de son projet BEPS (Base Erosion and Profit Shifting) ont conduit fin 2015 à la définition d’un rapport pays par pays à destination des administrations fiscales. Ce rapport a été introduit dans le droit français par la loi de finances pour 2016 (article 223 quinquies C du CGI). Cette obligation a aussi été adoptée au niveau communautaire4.

Ce rapport public créerait une nouvelle contrainte pour les groupes et de nouvelles responsabilités pour les dirigeants et leurs commissaires aux comptes (ces derniers devraient en effet attester de l’établissement et de la publicité du rapport). Les principales questions soulevées par cette nouvelle obligation portent sur le risque en matière de compétitivité des entreprises déclarantes (les informations publiées pourraient en particulier être utilisées par leurs concurrents exonérés d’une telle obligation) ainsi que sur l’utilité de rendre accessibles à tous de telles informations :

  • Sur le risque en matière de compétitivité, les promoteurs du projet semblent penser qu’il est maîtrisé. L’obligation s’appliquerait à des entreprises françaises, européennes et non européennes établies en France ou en Europe. En outre, le détail fourni varierait en fonction des juridictions et, dans le projet français, en fonction du nombre d’entreprises établies dans certaines juridictions. On peut cependant objecter à cette approche que s’il existe une question de «sensibilité» des informations pour les juridictions non-européennes et «coopératives» pour lesquelles les informations pourraient être fournies sous une forme agrégée, une telle question existe aussi nécessairement pour l’Europe et les juridictions non «coopératives» pour lesquelles l’information serait fournie par pays. Le traitement dissymétrique des juridictions laisse donc planer une incertitude sur ce point.
  • Une telle obligation serait justifiée par la lutte contre l’évasion fiscale et la planification fiscale agressive. Selon la Commission Européenne : «(…) un contrôle public peut contribuer à faire en sorte que les bénéfices soient effectivement imposés là où ils sont réalisés. Permettre au public d’exercer un contrôle peut renforcer sa confiance et amener les entreprises à être plus socialement responsables en contribuant, par les impôts qu’elles paient dans le pays où elles sont actives, à la prospérité de ce dernier. En outre, ce contrôle public peut également favoriser un débat plus éclairé sur les failles éventuelles des législations fiscales.» Or, il ne fait aucun doute que les données publiées seront difficiles à interpréter. A cet égard, on peut rappeler que le rapport pays par pays transmis aux administrations fiscales est plus détaillé mais qu’il n’est pas vu comme un outil permettant – à lui seul – d’avoir une pleine compréhension de l’organisation fiscale d’un groupe. Le rapport public, contenant moins d’informations, ne peut remplir ce rôle. En l’absence de compléments que les groupes pourraient légitimement refuser de fournir, ce rapport public risquerait donc de nourrir l’incompréhension, voire la méfiance, qu’il est censé combattre.

Ainsi, l’Union Européenne comme la France prennent un risque en matière de compétitivité et d’attractivité alors que tous leurs partenaires économiques ne semblent pas envisager un tel reporting pays par pays public. En outre, sans pédagogie et sans informations complémentaires, cet outil ne devrait pas –à lui seul– permettre d’atteindre l’objectif affiché d’un débat plus éclairé et plus apaisé en matière de fiscalité.

Notes

1 Proposition de directive modifiant la directive 2013/34/UE en ce qui concerne la communication, par certaines entreprises et succursales, d’informations relatives à l’impôt sur les bénéfices, 12 avril 2016, COM (2016) 198 final.

2 Article 89 de la directive 2013/36/UE du Parlement européen et du Conseil, du 26 juin 2013 concernant l’accès à l’activité des établissements de crédit et la surveillance prudentielle des établissements de crédit et des entreprises d’investissement, modifiant la directive 2002/87/CE et abrogeant les directives 2006/48/CE et 2006/49/CE.

3 Chapitre 10 de la directive 2013/34/UE du Parlement européen et du Conseil, du 26 juin 2013 relative aux états financiers annuels, aux états financiers consolidés et aux rapports y afférents de certaines formes d’entreprises, modifiant la directive 2006/43/CE du Parlement européen et du Conseil et abrogeant les directives 78/660/CEE et 83/349/CEE du Conseil

4 Directive (UE) 2016/881 du Conseil du 25 mai 2016 modifiant la directive 2011/16/UE en ce qui concerne l’échange automatique et obligatoire d’informations dans le domaine fiscal.

 

Auteur

Xavier Daluzeau, avocat associé, spécialisé en fiscalité internationale

 

Rapport pays par pays public : une transparence excessive ? – Article paru dans le magazine Option Finance le 20 juin 2016