Le régime de révision pour imprévision n’est pas applicable aux instruments financiers
Depuis 1876 et le fameux arrêt « Canal de Craponne » de la Cour de cassation, une partie à un contrat ne peut en principe pas prétexter la survenance d’un événement imprévu pour échapper à ses obligations.
Une dérogation exceptionnelle, et très encadrée, à cette intangibilité du contrat a été introduite en droit français par la réforme du droit des contrats de 2016 (ordonnance n°2016-131 du 10 février 2016) : une partie peut demander une renégociation du contrat à son cocontractant, et le juge peut réviser le contrat ou y mettre fin en cas de refus ou d’échec de cette renégociation, « si un changement de circonstances imprévisible (…) rend l’exécution excessivement onéreuse pour une partie qui n’avait pas accepté d’en assumer le risque » (article 1195 du Code civil).
Pour sécuriser les contrats, l’application de cet article est souvent écartée par les praticiens par une clause expresse, devenue très rapidement de style. Si le caractère supplétif de l’article 1195 du Code civil, et donc la possibilité d’en écarter contractuellement l’application, avait pu être discuté, la validité de la « clause anti-1195 » a été confirmée lors des débats parlementaires sur la loi de ratification de l’ordonnance de 2016 par la Garde des Sceaux, qui indiquait que « l’article 1195 est supplétif de volonté : les parties sont libres d’en écarter l’application, totalement ou partiellement, et de prévoir qu’elles assumeront tout ou partie des conséquences des changements de circonstances modifiant l’équilibre du contrat ».
Les instruments financiers ayant par principe une nature aléatoire, le législateur est allé plus loin à l’occasion de cette loi de ratification (loi n°2018-287 du 20 avril 2018) et a rétabli l’intangibilité du contrat pour les instruments financiers, qu’il s’agisse de titres (titres de capital émis par les sociétés par actions, titres de créances et parts ou actions d’organismes de placement collectif) ou de contrats financiers (instruments financiers à terme : contrats d’option, contrats à terme, contrats d’échange ou accords de taux futurs relatifs à des instruments financiers, des devises, des taux d’intérêt, etc.). Le nouvel article L.211-40-1 du Code monétaire et financier, qui s’applique aux contrats conclus à compter du 1er octobre 2018, dispose ainsi que « l’article 1195 du Code civil n’est pas applicable aux obligations qui résultent d’opérations sur les titres et les contrats financiers ». Ce nouveau texte va dans le sens des propositions d’améliorations formulées par le Haut Comité Juridique de la Place financière de Paris (mai 2017) pour sécuriser les opérations.
Alors que l’ISDA (International Swaps and Derivatives Association) a publié en juillet 2018 un contrat-cadre de droit français pour régir les instruments financiers à terme, afin d’avoir une alternative au droit anglais dans le contexte du Brexit, cette modification est particulièrement bienvenue et renforce l’attractivité du droit français pour ces instruments.
La rédaction du nouvel article aurait pu laisser craindre que seules seraient exclues du champ de l’article 1195 du Code civil les « opérations sur » les titres et les contrats financiers, mais pas les titres et les contrats financiers eux-mêmes. Si le contrat de cession d’une action ou le contrat de souscription d’une obligation sont à l’évidence des opérations sur titres, est-ce que les modalités des obligations, par exemple, sont elles-mêmes couvertes ? En réalité, c’est bien une lecture extensive qu’il convient de faire de la nouvelle exclusion. Ainsi, toute obligation contractuelle de l’émetteur au titre des modalités des obligations (paiement d’intérêt, remboursement du principal, engagements de faire et de ne pas faire, etc.) est bien la conséquence d’une opération sur titres (l’émission des obligations par l’émetteur, leur souscription par les investisseurs ou leur acquisition par les porteurs successifs), de sorte qu’un émetteur ne pourra échapper aux obligations qui sont les siennes au titre des modalités des obligations en prétextant la survenance de circonstances imprévisibles : l’article L.211-40-1 du Code monétaire et financier exclut cette possibilité, sans avoir besoin d’une clause expresse, pour les émissions réalisées à compter du 1er octobre 2018.
L’article L.211-40-1 du Code monétaire et financier ne se référant qu’aux titres financiers au sens du II. de l’article L.211-1 du même Code (et aux contrats financiers au sens du III. de cet article), l’article 1195 du Code civil continue toutefois de s’appliquer en matière de parts sociales de SARL, de SCI ou de SNC ; pour ces instruments, une stipulation contractuelle restera nécessaire si les parties entendent écarter l’application du régime de révision pour imprévision.
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Auteur
Marc-Etienne Sébire, avocat associé, responsable marchés de capitaux