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Reprise d’ancienneté : la présomption découlant d’une mention portée sur les bulletins de salaire n’est pas absolue

Reprise d’ancienneté : la présomption découlant d’une mention portée sur les bulletins de salaire n’est pas absolue

Lors de la conclusion d’un contrat de travail, l’employeur et le salarié peuvent convenir, pour tenir compte d’une activité d’emploi antérieure au sein de l’entreprise ou d’une autre entreprise, de décompter au titre de l’ancienneté acquise, les années de travail effectuées au titre de cette précédente activité.

 

Cette «reprise d’ancienneté», valorisant une relation contractuelle antérieure et qui est, dans certaines hypothèses, directement prévue par le législateur (1), a beaucoup d’incidences pratiques pour le salarié puisqu’elle permet d’améliorer l’ensemble des droits, légaux ou conventionnels, déterminés en fonction de l’ancienneté (bénéfice et montant de l’indemnité de licenciement, bénéfice de congés exceptionnels, de primes spécifiques, etc.).

 

Une difficulté se pose toutefois lorsque le salarié revendique le bénéfice d’une reprise d’ancienneté en se fondant sur une mention de ses bulletins de salaire, en l’absence de toute clause spécifique en ce sens dans son contrat de travail.

 

En effet, et par principe, la jurisprudence rappelle que les mentions figurant sur le bulletin de paie du salarié n’ont qu’une simple valeur informative et non contractuelle.(2)

 

Toutefois, la Cour de cassation considère, de façon constante, que la date d’ancienneté figurant sur le bulletin de paie vaut présomption de reprise d’ancienneté lorsqu’aucun engagement de reprise d’ancienneté ne figure au contrat de travail, sauf à l’employeur à rapporter la preuve contraire. (3)

 

Par deux arrêts rendus cette année, la Chambre sociale de la Cour de cassation est venue apporter des précisions sur l’étendue de cette présomption.

 

Pas de présomption de reprise d’ancienneté en cas de mentions contradictoires sur les bulletins de paie

Dans un arrêt du 15 juin 2022 (Cass. soc., 15 juin 2022, n° 20-22.276), la Cour de cassation s’est prononcée sur la question de la présomption d’une reprise d’ancienneté en présence de mentions contradictoires sur certains bulletins de paie du salarié.

 

En l’espèce, le salarié avait été engagé le 21 avril 2015 en qualité de Directeur d’exploitation de nuit, puis licencié pour motif économique le 17 novembre 2016.

 

Ce dernier a saisi la juridiction prud’homale afin de se voir octroyer un complément d’indemnité légale de licenciement qu’il considérait calculée par rapport à une ancienneté erronée.

 

Les bulletins de salaire portaient en l’occurrence deux mentions distinctes relatives à l’ancienneté :

 

    • l’une indiquant en année et mois l’ancienneté en cours à compter du 1er mars 2015, date de conclusion du contrat de travail, donc sans reprise ;
    • l’autre indiquant le 9 juillet 1992 comme point de départ de l’ancienneté au sens de l’article 7 de la convention collective (4) sous la mention «date anc. art. 7 CCN 09/07/92».

 

La convention collective applicable à l’entreprise employeur prévoyait notamment (art. 7) un mécanisme assez classique de transfert conventionnel des contrats de travail des salariés en cas de perte de marché par l’employeur et, consécutivement, de maintien de l’ancienneté acquise auprès du précédent employeur.

 

En l’espèce, toutefois, ces dispositions ne trouvaient pas à s’appliquer dès lors que le contrat de travail du salarié en cause n’avait pas fait l’objet d’un tel transfert conventionnel.

 

La convention collective prévoyait en outre, indépendamment de l’hypothèse d’une perte de marché emportant transfert conventionnel du contrat de travail, la prise en compte de l’ancienneté dans le secteur pour le calcul d’une prime dite «d’expérience» (accord collectif du 3 mars 2015).

 

En dépit de son caractère équivoque, c’est manifestement à ce second dispositif que se référait la mention de l’ancienneté des bulletins de salaire du salarié («date anc. art. 7 CCN 09/07/92»).

 

Relevant que le contrat de travail ne prévoyait pas de clause expresse de reprise d’ancienneté et que les bulletins de salaire invoqués par le salarié comportaient des mentions contradictoires quant à l’ancienneté à retenir au sein de la société, la Cour de cassation a considéré que la preuve d’une volonté des parties de convenir d’une reprise d’ancienneté n’était pas établie, de sorte que les demandes du salarié de paiement de compléments d’indemnité de licenciement au regard d’une ancienneté supérieure ne pouvait prospérer.

 

A noter qu’en l’espèce, le contrat de travail prévoyait que le salarié «bénéficie d’une ancienneté dans le secteur à dater de 1992» mais ne stipulait pas expressément, selon la Cour, de reprise d’ancienneté (en distinguant manifestement l’ancienneté du salarié au sein de la branche professionnelle au regard des dispositions conventionnelles précitées, d’une expression de la volonté de l’employeur de reprendre une ancienneté acquise au sein de l’entreprise).

 

Cet arrêt permet ainsi de préciser qu’en cas de mentions contradictoires sur les bulletins de salaire (en l’occurrence, des références à deux anciennetés distinctes du salarié sur les mêmes bulletins), la présomption de reprise d’ancienneté ne joue pas.

 

En telle hypothèse, il appartient donc au demandeur de prouver, ex nihilo, l’intention de l’employeur de reprendre une ancienneté acquise lors de la conclusion du contrat de travail (5), preuve qu’il n’était pas parvenu à rapporter au cas d’espèce.

 

Possibilité pour l’employeur de renverser la présomption de reprise d’ancienneté liée aux mentions du bulletin de paie

Dans un arrêt du 6 juillet 2022 (Cass. soc., 6 juillet 2022, n° 18-22.106), la Cour de cassation s’est prononcée sur une situation encore plus concrète, dans laquelle la société employeur avait embauché à trois reprises le même salarié.

 

La chronologie des relations contractuelles était la suivante :

 

1- Embauche initiale du salarié en 1985 en qualité de menuisier, puis démission de sa part en 2000 alors qu’il occupait le poste de VRP.

 

2 – Conclusion d’un nouveau contrat de travail le 19 septembre 2005, sur un emploi de VRP exclusif, avec une reprise d’ancienneté convenue entre les parties, sans toutefois que ces dernières n’intègrent une clause expresse en ce sens dans le contrat de travail. Le salarié présente à nouveau sa démission le 31 décembre 2008.

 

3 – Les parties concluent un nouveau contrat de travail le 18 mars 2013, toujours sur un emploi de VRP exclusif, sans prévoir de clause de reprise d’ancienneté. Toutefois, une reprise d’ancienneté a figuré sur les bulletins de paie du salarié pendant onze mois, jusqu’en janvier 2014. Le contrat de travail a été en dernier lieu rompu le 28 avril 2015.

 

Pour se prononcer sur l’effectivité d’une reprise d’ancienneté du salarié à la faveur de la conclusion du troisième contrat de travail liant les parties, la Cour de cassation retient un raisonnement en deux temps.

 

Elle valide tout d’abord l’analyse de la Cour d’appel qui, dans la lignée de la jurisprudence, a reconnu l’existence d’une présomption de reprise de l’ancienneté du salarié du fait des mentions portées sur les bulletins de salaire :

 

«Pour accueillir la demande du salarié tendant à une reprise d’ancienneté, l’arrêt retient, d’abord, que les mentions figurant sur les bulletins de paie de décembre 2005, décembre 2006, décembre 2007, décembre 2008, décembre 2013 et janvier 2014 font présumer une reprise d’ancienneté suite à la conclusion du contrat du 19 septembre 2005 mais aussi à l’occasion de la conclusion du troisième contrat le 18 mars 2013».

 

Elle examine dans un second temps les arguments invoqués par l’employeur pour renverser cette présomption et le critère de l’absence de perception d’une prime d’ancienneté, par ailleurs non contestée par le salarié, comme critère objectif de la caractérisation de la volonté des parties de convenir d’une reprise d’ancienneté :

 

«le salarié n’avait pas bénéficié d’une prime d’ancienneté lors de sa réembauche en 2013, contrairement à sa réembauche intervenue en 2005, que cela signifiait que les parties avaient décidé de reprendre l’ancienneté en 2005 mais pas en 2013, que le salarié ne s’était pas plaint de l’absence de paiement d’une prime d’ancienneté depuis sa réembauche en 2013 et que ce dernier était donc d’accord pour une non-reprise d’ancienneté à compter de mars 2013».

 

Lors de la conclusion du deuxième contrat de travail en 2005, certes aucune clause expresse de reprise d’ancienneté n’avait été intégrée dans le contrat de travail mais les bulletins de salaire faisaient état d’une reprise d’ancienneté depuis l’embauche initiale en 1985 et le salarié avait systématiquement perçu une prime d’ancienneté calculée sur cette base, ce qui matérialisait l’accord des parties sur une reprise d’ancienneté.

 

Toutefois, depuis la conclusion du troisième contrat de travail en 2013, le salarié n’avait plus perçu de prime d’ancienneté, à la différence de son précédent contrat de travail et sans que ce dernier ne s’en plaigne, nonobstant la mention d’une reprise d’ancienneté sur les bulletins de salaire.

 

Selon la Cour de cassation, ces circonstances objectives permettent de caractériser l’absence de volonté des parties de convenir d’une reprise d’ancienneté dans le cadre du dernier contrat de travail en date.

 

A cet égard, la chambre sociale de la Haute Cour indique en creux que l’argument tenant à une erreur de saisie informatique des bulletins de salaire, ainsi que la production d’attestations de l’employeur n’auraient pas été, à eux seuls, suffisants pour renverser la présomption de reprise d’ancienneté découlant des mentions explicites portées sur les onze premiers bulletins de salaire établis suite à la conclusion du dernier contrat de travail.

 

On peut à cet égard se demander si l’analyse des juges aurait été identique si la mention erronée des bulletins de salaire avait été constatée sur une période plus réduite. Rappelons en effet qu’une mention erronée sur le bulletin de salaire (même répétée plusieurs mois) n’est pas, à elle seule, considérée comme créatrice de droit, sauf à traduire une volonté de l’employeur de faire bénéficier le salarié de l’avantage considéré. (6)

 

L’arrêt du 6 juillet 2022 a en tout état de cause le mérite de rappeler que cette présomption n’est pas irréfragable, tout en illustrant le sens du contrôle opéré par la Cour de cassation quant aux moyens invoqués par l’employeur pour renverser cette présomption.

 

Il ressort de ces récentes décisions que les juges semblent avant toute chose s’attacher à rechercher quelle était l’intention des parties lors de la conclusion du contrat de travail et s’il existe une véritable décision de l’employeur de reprendre l’ancienneté.

 

Toutefois, afin de se prémunir d’un aléa et d’exonérer l’employeur d’un renversement de la présomption de reprise d’ancienneté lié à une mention erronée ou ambiguë des bulletins de salaire, il est vivement recommandé de veiller à régler de façon expresse le «sort» d’une éventuelle reprise d’ancienneté dès la conclusion du contrat de travail en précisant de façon claire que les parties «s’accordent sur une reprise d’ancienneté à la date du…» ou, au contraire, «s’accordent sur une absence de reprise de l’ancienneté antérieure au présent contrat».

 

Mathieu BOMBARD, Avocat, CMS Francis Lefebvre Lyon

 

(1) Par exemple lors de l’embauche d’un salarié en CDI après un ou plusieurs CDD pour le même employeur : C. trav., art. L.1243-11, al. 2
(2) Cass. soc., 7 mai 2008, nº 06-43.058
(3) Notamment : Cass. soc., 21 septembre 2011 n° 09-72.054 ; Cass. soc., 29 mai 2013, n° 12-12.895 ; Cass. soc., 12 septembre 2018, n° 17-11.177
(4) Convention collective nationale des entreprises de propreté et services associés
(5) C. civ., art. 1353, al. 1er : « Celui qui réclame l’exécution d’une obligation doit la prouver ».
(6) Cass. soc., 13 janvier 1998, n° 95-40.713 ; CA Rouen, 25 mai 2022, n° 19/03018