Rebondissement dans le conflit opposant l’ordre judiciaire au législateur sur la rétroactivité du pouvoir de règlement des différends des autorités de régulation
Par deux arrêts (CA Paris, 9 mars 2017, n°2015/16315, Stif c/ SNCF Réseau, et CA Paris, 9 mars 2017, n°2015/16328, Pays de la Loire c/ SNCF Réseau), la cour d’appel de Paris vient de conforter la portée rétroactive de la compétence de règlement des différends de l’Autorité de régulation des activités ferroviaires et routières (ARAFER), lorsqu’elle s’exerce sur le fondement de l’article L.1263-2 du Code des transports (ancien article L.2134-2).
Cette disposition est formulée comme suit : « La décision de l’[ARAFER], qui peut être assortie d’astreintes, précise les conditions d’ordre technique et financier de règlement du différend dans le délai qu’elle accorde. Lorsque c’est nécessaire pour le règlement du différend, elle fixe, de manière objective, transparente, non discriminatoire et proportionnée, les modalités d’accès au réseau et ses conditions d’utilisation et prend les mesures appropriées pour corriger toute discrimination ou toute distorsion de concurrence ». La Cour en déduit que l’Autorité a « le pouvoir d’appliquer une telle modification rétroactivement au préjudice qui lui a été dénoncé et régler ainsi pleinement le différend dont elle est saisie ». Elle met alors en œuvre ce principe en enjoignant à SNCF Réseau de modifier le document de référence des gares de voyageurs (DRG) à compter de 2014, de manière rétroactive, avec les conséquences tarifaires qui en résultent. Ce faisant, la Cour s’inscrit dans un mouvement prétorien qui a reconnu aux organes de règlement des différends de certaines autorités de régulation la possibilité de remettre en cause des situations réglementaires et contractuelles antérieures à leur saisine voire à l’apparition d’un différend entre les parties, sans que le juge ne borne cette rétroactivité.
L’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP) s’est déjà vu reconnaître un tel pouvoir sur le fondement de l’article L.36-8 du Code des postes et des communications électroniques, interprété de façon extensive par la Cour de cassation (Cass. com. 14 décembre 2010, n°09-67.371, SFR c/ France Telecom). Le législateur a néanmoins strictement encadré ce pouvoir en précisant par la suite que « l’autorité peut, à la demande de la partie qui la saisit, décider que sa décision produira effet à une date antérieure à sa saisine, sans toutefois que cette date puisse être antérieure à la date à laquelle la contestation a été formellement élevée par l’une des parties pour la première fois et, en tout état de cause, sans que cette date soit antérieure de plus de deux ans à sa saisine » (article 124 de la loi n°2015-990 du 6 août 2015 pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques, dite « loi Macron »).
Le Comité de règlement des différends et des sanctions (CoRDiS) de la Commission de régulation de l’énergie s’était également vu reconnaître le pouvoir de remettre en cause les situations contractuelles antérieures à la cristallisation d’un différend entre les parties, par une interprétation extensive de l’article L.134-20 du Code de l’énergie (CA Paris, 2 juin 2016, n°2014/26021, GRDF, ENI, Direct Energie). Une fois encore, le législateur a été contraint d’intervenir pour encadrer le pouvoir de modification rétroactive des situations en cours dont bénéficiait le régulateur et dont le juge venait de reconnaître l’existence, en insérant une formule identique à la disposition susmentionnée applicable à l’ARCEP (article 38 de la loi n°2017‑55 du 20 janvier 2017 portant statut général des autorités administratives indépendantes et des autorités publiques indépendantes).
Ce mouvement jurisprudentiel surprend par son audace, alors que la sécurité juridique constitue ces dernières années une préoccupation essentielle des juridictions, d’autant plus forte que sont en cause des situations économiques : ainsi, il a été jugé que seule une disposition législative peut porter atteinte aux situations contractuelles en cours et donc revêtir un caractère rétroactif (CE Ass., 24 mars 2006, n°288460, Sté KPMG) ; à défaut de disposition expresse, seul « un motif d’intérêt général suffisant lié à un impératif d’ordre public » est de nature à remettre en cause une situation contractuelle (CE Ass., 8 avril 2009, n°271737, Cie générale des eaux).
Pour autant, les positions sont ici inversées, le juge altère les situations économiques passées, y compris contractuelles, tandis que le législateur intervient a posteriori pour les préserver dans une certaine mesure, en délimitant dans le temps le pouvoir de modification rétroactive de situations en cours dont bénéficient les régulateurs économiques. Dès lors, compte tenu du sort réservé par le législateur au pouvoir de rétroactivité reconnu à l’ARCEP et au CoRDiS dans le cadre du règlement des différends élevés devant eux, on peut s’attendre à un nouvel encadrement temporel par le législateur du pouvoir de modification rétroactive que la cour d’appel de Paris vient de reconnaître à l’ARAFER.
Auteurs
Aurore-Emmanuelle Rubio, avocat en droit de l’énergie et droit public
Marc Devedeix, juriste en droit de l’énergie