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RGPD et droit de la preuve en matière de discrimination : un équilibre difficile à trouver

RGPD et droit de la preuve en matière de discrimination : un équilibre difficile à trouver

Dans l’arrêt rendu le 3 octobre 2024 (1), la deuxième chambre civile de la Cour de cassation se prononce sur la licéité de la demande de production forcée de bulletins de paie formée en justice par un salarié pour démontrer qu’il est victime d’une discrimination et fixe des garde-fous au regard du RGPD.

 

Rappel des faits et de la procédure

 

Un salarié est embauché par la Caisse Fédérale du Crédit Mutuel de Maine Anjou et Basse-Normandie (ci-après la «Société») en 1982. A partir de 1992 il exerce des mandats de représentation du personnel.

 

Le 5 septembre 2017, le salarié formule une demande de rappel de salaire devant le Conseil de prud’hommes en mettant en avant une prétendue discrimination syndicale.

 

Par un jugement avant dire droit, en date du 4 novembre 2019, le conseil des prud’hommes condamne notamment la Société à produire un historique de carrière de 9 autres salariés et le bulletin de salaire du mois de décembre de ces mêmes salariés sur chacune des dix dernières années.

 

La Société forme un appel en nullité à l’encontre de cette décision en mettant, notamment, en avant que la communication demandée la contraint à violer le RGPD et à divulguer des données personnelles de tiers au litige. Cet appel est rejeté et elle se pourvoit donc en cassation contre cet arrêt.

 

La 2ème chambre civile de la Cour de cassation est saisie de cet affaire. Par une décision du 30 novembre 2023, elle demande à la chambre sociale son avis sur les deux questions suivantes :

 

1) La circonstance que la communication de documents contenant des données à caractère personnel soit sollicitée à l’occasion d’une action en indemnisation engagée devant un Conseil de prud’hommes pour des faits allégués de discrimination syndicale appelle-t-elle une interprétation spécifique de l’office du juge au regard de la licéité du traitement de données au sens de l’article 6 du RGPD ?

 

2) Plus précisément, le juge doit-il prendre en compte, le cas échéant d’office, les intérêts des personnes concernées et les pondérer en fonction des circonstances de cette espèce, de ce type de procédure, et en tenant compte des exigences résultant du principe de proportionnalité ainsi que, en particulier, de celles résultant du principe de la minimisation des données visé à l’article 5§1 sous c) de ce règlement.

 

La chambre sociale rend son avis, le 24 avril 2024 (2), dans lequel elle estime que :

 

    • la communication de bulletins de paie ordonnée à un employeur dans le cadre d’un litige en discrimination syndicale répond aux exigences de licéité au sens des articles 6 et 23 du RGPD ;

 

    • le droit à la protection des données personnelles n’est pas absolu. Il doit être mis en balance avec d’autres droits fondamentaux, conformément au principe de proportionnalité ;

 

    • il convient de tenir compte du principe de minimisation des données en vertu duquel les données à caractère personnel doivent être adéquates, pertinentes et limitées à ce qui est nécessaire au regard des finalités pour lesquelles elles sont traitées.

 

Plus précisément, elle répond à la première question, en indiquant que le juge doit, dans un premier temps, rechercher si cette communication est nécessaire pour  établir la preuve de la discrimination alléguée et nécessaire et proportionnée puis, dans un second temps, si les éléments sont de nature à porter atteinte à la vie personnelle d’autres salariés, de vérifier quelles sont les mesures qui sont indispensables à l’exercice du droit de la preuve, au besoin en cantonnant le périmètre de production des pièces sollicitées.

 

S’agissant de la deuxième question, la chambre sociale indique que lorsque le contenu des documents demandés est légalement ou règlementairement déterminé, le juge n’est pas tenu de se faire communiquer préalablement les documents.

 

En revanche, le juge saisi doit, au besoin, cantonner le périmètre de la production de pièces sollicitées au regard de la demande en cause et de la nature des pièces sollicitées en veillant au principe de minimisation des données à caractère personnel.

 

Concrètement, il pourra ordonner l’occultation de certaines données personnelles non indispensables à l’exercice du droit de la preuve. Au contraire, il doit s’assurer que les données qui devront être laissées apparentes sont adéquates, pertinentes et strictement limitées à ce qui est indispensable à la comparaison entre salariés en tenant compte du ou des motifs allégués de discrimination.

 

Le juge devra faire injonction aux parties de n’utiliser les données personnelles des salariés permettant la comparaison qu’aux seules fins de l’action en discrimination.

 

Dans l’arrêt rendu par la 2ème chambre civile de la Cour de cassation, le 3 octobre 2024, l’avis de la chambre sociale est naturellement suivi et repris.

 

En application de ces principes, l’arrêt de la Cour d’appel est cassé dans la mesure où en ordonnant la communication d’historiques de carrière ainsi que de bulletins de salaire le juge n’a pas veillé au principe de minimisation des données à caractère personnel et n’a pas fait injonction aux parties de n’utiliser les données personnelles contenues dans ces documents qu’aux seules fins de l’action en discrimination.

 

Bref rappel du régime probatoire en matière de discrimination

 

En matière de discrimination, la preuve est légalement aménagée (3) : le salarié doit apporter des éléments de faits laissant supposer son existence, il appartient ensuite à l’employeur de prouver que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination.

 

Dans ce cadre, le salarié peut être tenté de demander au juge d’ordonner à l’employeur la production de certains documents/éléments qu’il détient, et en particulier, les bulletins de paie de salariés de l’entreprise avec lesquels une comparaison serait pertinente notamment dans des contentieux où un rappel de salaire est demandé ou lorsqu’il est question d’évolution de carrière.

 

Or, un bulletin de paie d’un salarié qui est tiers au litige contient indéniablement plusieurs données personnelles, que les personnes concernées peuvent légitimement souhaiter garder confidentielles (âge, salaire, éventuel état de maladie, dates de prises de congés, etc.).

 

Or, le procès prud’homal est public. En outre, les données apparaissant dans un bulletin de salaire ont été à l’origine collectées pour une finalité toute autre que la démonstration d’une discrimination en justice par un autre salarié de l’entreprise.

 

La recherche d’un équilibre entre droit à la preuve et protection des données personnelles

 

Les juges du quai de l’Horloge ont cherché à établir un équilibre entre le droit à la preuve et la protection des données personnelles par le RGPD.

 

En pratique il en ressort que :

 

    • la production de bulletins de paie n’est pas contraire au RGPD lorsqu’elle est nécessaire, proportionnée et ordonnée pour démontrer l’existence d’une discrimination ;

 

    • si cette production est susceptible de porter atteinte à la vie privée de tiers, certaines mentions contenant des données personnelles qui ne seraient pas strictement utiles pour le litige en cause devront être minimisées sur ordre du juge – cette injonction se traduisant matériellement, pour l’employeur, par l’occultation, la pseudonymisation ou la mise en place d’autres mesures destinées à minimiser l’entrave au droit à la protection des données personnelles que constitue la production de bulletins de paie ;

 

    • le nombre de salariés servant de comparaison devra être également limité ;

 

    • le juge n’a pas à se faire communiquer préalablement les bulletins de paie ;

 

    • le juge doit, en revanche, spécifier quelles mentions devront être laissées apparentes et faire injonction aux parties d’utiliser les données contenues dans les documents dont la production aura été ordonnée uniquement dans le cadre de l’action en discrimination.

 

Il est possible de se demander si la solution aurait été la même si les documents demandés n’avaient pas un contenu règlementé comme c’est le cas du bulletin de paie (par exemple des comptes rendus d’entretiens). En effet, dans cette hypothèse, l’office du juge aurait sans doute pu être différente.

 

Nul doute que cet arrêt ne fait pas du RGPD une arme entre les mains de l’employeur pour résister totalement et systématiquement à une demande de production de bulletins de paie.

 

Il permet toutefois d’en limiter l’ampleur, faisant ainsi office de garde-fou opportun contre les demandes de communication disproportionnées et abusives de salariés parties au litige, qui sont susceptibles d’exposer les employeurs à des risques juridiques importants au regard de leurs obligations en matière de confidentialité et de respect de la vie privée et des données personnelles des salariés qui ne sont pas directement concernés par le litige.

 

Cet arrêt offre également une protection et une garantie bienvenue pour ces derniers, lorsque leurs bulletins de paie sont produits en justice dans le cadre d’un litige concernant un autre salarié.

 

Le droit de la preuve ne saurait donc justifier une atteinte non contrôlée au droit de la protection des données personnelles. Ainsi, les employeurs pourront sans doute trouver dans le RGPD de nouveaux arguments pour limiter la production forcée de pièces contenant des données personnelles.

 

AUTEURS

Laura Sultan, Avocate Counsel, CMS Francis Lefebvre Avocats

Mûre Maestrati, Avocate, CMS Francis Lefebvre Avocats

 

(1) Cass. 2e civ., 3 oct. 2024, n°21-20.979
(2) Cass. soc. 24 avr. 2024, n°21-20.979
(3) Article L.1134-1 du Code du travail