Rupture brutale et groupe de sociétés : ruptures initiées par plusieurs filiales à l’égard de leur fournisseur commun
Deux sociétés, exerçant la même activité et appartenant à un même groupe industriel, avaient rompu sans préavis écrit et à quelques mois d’intervalle la relation qu’elles avaient nouée chacune avec le même fournisseur, qui les approvisionnait depuis cinq ans.
Le fournisseur, victime des deux ruptures, avait alors assigné ses deux cocontractants sur le fondement de l’article L.442-6, I, 5° du Code de commerce afin d’obtenir l’indemnisation du préjudice qu’il estimait avoir subi conséquemment. Pour évaluer la durée du préavis, dont il prétendait devoir bénéficier, le fournisseur soutenait notamment que celui-ci devait intégrer le fait que les sociétés appartenaient au même groupe et que les effets de la rupture avaient été amplifiés par la perte du chiffre d’affaires global.
Rappelons que, si aux termes de l’article L.442-6, I, 5° du Code de commerce, le seul critère à prendre en considération pour l’appréciation du respect d’un préavis suffisant est la durée de la relation commerciale, en pratique la jurisprudence prend en compte d’autres critères et les juges sont tenus d’examiner « les autres circonstances de l’espèce » (Cass. com., 2 décembre 2008, n° 08-10.731).
Ainsi, il a été jugé que la durée de préavis devait tenir compte notamment :
- de l’état de dépendance économique de la victime ;
- de l’importance du volume d’affaires échangé ;
- de la notoriété des produits ;
- des investissements effectués par la victime au profit de l’auteur de la rupture.
A la lumière de ce principe jurisprudentiel, la Cour d’appel avait suivi le raisonnement de la victime. Après avoir relevé l’identité des relations (entrées en relations concomitantes, mêmes produits, mêmes exigences quantitatives et ruptures rapprochées et justifiées par des motifs similaires), elle avait considéré que le fournisseur aurait dû bénéficier d’un préavis d’un an au motif que les conséquences de ces ruptures avaient « nécessairement été amplifiées dans la mesure où elles se sont cumulées » et que le fournisseur devait pallier la perte de deux clients avec lesquels il réalisait un chiffre d’affaires conséquent. La Cour d’appel en avait conclu qu’il convenait « pour apprécier la durée du préavis, de prendre en compte le chiffre d’affaires global généré » par les auteurs des deux ruptures.
La Cour de cassation a cassé la décision : dès lors que la Cour d’appel avait relevé que les deux sociétés, bien qu’appartenant au même groupe, étaient deux sociétés autonomes qui avaient entretenu des relations commerciales distinctes, alors la durée du préavis devait être fixée de manière individuelle et indépendante, peu important l’appartenance à un même groupe et l’exercice de la même activité (Cass. com., 6 octobre 2015, n° 14-19.499).
Cette solution se justifie pleinement au regard du droit des sociétés et du principe de l’autonomie des personnes morales. Elle s’inscrit dans la ligne de la jurisprudence antérieure. En effet, la Cour de cassation avait déjà jugé qu’en cas de pluralité de relations nouées par une même entreprise, la durée du préavis nécessaire pour rompre une de ces relations devait s’apprécier par référence à la seule durée de celle-ci, sans tenir compte de la durée des autres relations (Cass. com., 31 mars 2015, n° 14-11.329).
Toutefois, la Cour laisse envisager une possible décision différente en soulignant que la Cour n’avait pas donné de base légale à sa décision, faute d’avoir constaté que les sociétés, auteurs de la rupture, avaient agi de concert. Si l’article L.233-10 du Code de commerce aborde cette notion dans un contexte particulier en disposant que « sont considérées comme agissant de concert les personnes qui ont conclu un accord en vue d’acquérir, de céder ou d’exercer des droits de vote, pour mettre en Å“uvre une politique commune vis-à -vis de la société ou pour obtenir le contrôle de cette société« , il reste encore à définir la notion « d’action de concert » au sens de l’article L.442-6, I, 5° du Code de commerce. A moins que la Cour de cassation n’ait voulu viser ici que la collusion frauduleuse, au sens du droit commun.
Auteurs
Brigitte Gauclère, avocat Counsel en droit commercial, de la distribution et immobilier.
Miléna Oliva, avocat en droit commercial et droit de la distribution.