En voiture ou à vélo : quel statut pour les travailleurs des plateformes numériques?
5 février 2019
Par une décision rendue le 28 novembre 2018, la Cour de cassation s’est prononcée pour la première fois sur l’épineuse question de la qualification du contrat liant un coursier à une plate-forme numérique (Cass. soc., 28 novembre 2018, n°17-20.079).
Censurant l’arrêt de la cour d’appel de Paris, les hauts magistrats ont pris un tournant non sans conséquence en requalifiant en contrat de travail le contrat de prestation de services conclu entre (feu) Take Eat Easy et un coursier autoentrepreneur.
S’il était ici question d’un salarié de Take Eat Easy, depuis placée en liquidation judiciaire, cette décision intéresse plus largement toutes les plateformes numériques, aujourd’hui confrontées à un véritable challenge juridique (et finalement financier) : celui du statut de « leurs » coursiers.
Du statut d’indépendant au statut de salarié
Dans l’affaire commentée, les faits sont simples. Une plate-forme : la société Take Eat Easy. Un concept : permettre à des clients de passer des commandes de repas auprès de restaurateurs via une application mobile, qu’un coursier à vélo se charge de livrer.
A l’instar de ses concurrents, les coursiers mobilisés par la plate-forme Take Eat Easy étaient tous, sans exception, enregistrés comme autoentrepreneurs.
En dépit de ce statut assumé « d’indépendant », l’un d’eux a saisi la juridiction prud’homale d’une demande de requalification de la relation commerciale en contrat de travail. A titre anecdotique, il est intéressant de relever que cette action judiciaire est intervenue dans un contexte très particulier, celui d’un arrêt de travail pour cause d’accident. Le livreur n’étant pas salarié, il n’a pas bénéficié du régime de protection sociale favorable qui leur est réservé. A priori donc, le statut d’indépendant -et la liberté qu’il offre- n’était pas visé en tant que tel.
Estimant que le coursier était bel et bien un indépendant, la cour d’appel de Paris a débouté ce dernier de sa demande de requalification sur la base de deux arguments.
D’une part, le coursier n’était lié à la plateforme par aucun lien d’exclusivité ou de non-concurrence. D’autre part, et il s’agit là d’un point important, le coursier conservait la liberté de choisir chaque semaine les plages horaires, au cours desquelles il souhaitait travailler, ou de n’en sélectionner aucune s’il ne le souhaitait pas.
Contre toute attente, ce raisonnement a été écarté par la chambre sociale de la Cour de cassation qui s’est prononcée en faveur de la requalification du contrat de prestation de services en contrat de travail.
Le lien de subordination reste le critère déterminant du statut de salarié
Pour motiver sa décision, la Cour de cassation a commencé par rappeler un principe constant dans le contentieux de la requalification : peu importe la qualification donnée au contrat par les parties, seules les conditions d’exercice de la prestation comptent.
Une fois ce principe rappelé, la Haute juridiction, procédant à un examen de motivation, a reproché aux juges du fond de ne pas avoir tiré les conséquences légales de leurs constatations.
En effet, selon la Chambre sociale, les juges du fonds auraient dû relever l’existence d’un pouvoir de direction et de contrôle de la plateforme lors de l’exécution de la prestation mais aussi celle d’un pouvoir de sanction, caractérisant un lien de subordination. Selon la Cour, c’est ce même « lien de subordination » qui aurait dû être identifié par les juges du fond pour renverser la présomption de non-salariat prévue par l’article L.8221-6 du Code du travail s’agissant des autoentrepreneurs.
Deux éléments essentiels justifiaient selon la Chambre sociale l’existence de ce lien de subordination.
Premièrement, l’application était dotée d’un système de géolocalisation permettant le suivi en temps réel par la société de la position du coursier et la comptabilisation du nombre total de kilomètres parcourus.
Sur ce point, il est permis de se demander si l’utilisation d’un système de géolocalisation devait nécessairement, ici, être vue comme un moyen de contrôler l’activité des coursiers à vélo ou s’il n’était pas également possible -et légitime- de le considérer comme un outil de gestion. Une telle géolocalisation permettait en effet de cibler plus rapidement les coursiers les plus proches géographiquement des restaurants auprès desquels des commandes étaient passées. Il était en plus offert au client la possibilité de suivre l’avancée de sa commande, ce que tout client (impatient) a forcément déjà expérimenté.
Deuxièmement, la société disposait d’un pouvoir de sanction à l’égard du coursier. Les retards pouvaient en effet entraîner l’application de pénalités (dites « strikes » dans le jargon des plateformes) lesquelles pouvaient conduire à une perte de bonus, voire à une désactivation du compte du coursier.
C’est sur le fondement de ces éléments que la Cour de cassation a censuré les juges du fond pour avoir jugé, à tort donc, que le contrat liant le coursier à une plateforme numérique n’était pas un contrat de travail.
Une intervention du législateur ?
Le jeu des requalifications n’est pas en passe de s’arrêter. En atteste le récent arrêt rendu par la cour d’appel de Paris qui a requalifié le contrat de prestation de services d’un chauffeur Uber en contrat de travail (CA Paris, 10 janvier 2019, n°18/08357).
Dans ce contexte, une intervention du législateur apparaît plus que souhaitable. Dans l’intérêt de tous, elle permettrait en effet la redéfinition d’un statut hybride, adapté à ces nouveaux travailleurs. D’ailleurs, le sujet n’est pas nouveau pour le législateur.
Un premier mouvement a effectivement été initié par la loi Travail du 8 août 2016 qui a instauré un socle de garanties minimales au profit de ces travailleurs qu’elle désigne expressément « d’indépendants » (article L.7341-1 du Code du travail).
Dans cette lancée, le projet de loi d’orientation des mobilités, présenté le 26 novembre 2018 en conseil des ministres, prévoit la possibilité pour les plateformes de mise en relation d’adopter une charte « précisant les contours de leur responsabilité sociale ». Il est également et utilement précisé que « l’existence de cette charte et le respect de certains engagements qu’elle contient ne peuvent constituer des indices de requalification de la relation contractuelle en salariat ».
L’idée est donc d’offrir des droits supplémentaires à ces nouveaux travailleurs (à noter que ces mesures avaient initialement été proposées par amendement dans le cadre du projet de loi Avenir professionnel avant d’être censurées par le Conseil constitutionnel pour avoir été un « cavalier législatif »).
Il ne reste donc plus qu’à déterminer précisément le statut de ces opérateurs de plateformes, ni salariés, ni (complètement) indépendants.
En attendant, les plateformes numériques sont appelées à agir avec la plus grande prudence avec leurs livreurs, afin d’éviter que ne soit caractérisé un lien de subordination, menant tout droit à la requalification.
Un recensement des « bonnes pratiques« pour garantir que le travailleur indépendant le reste est plus que recommandé, d’autant plus que les URSSAF pourraient y voir une opportunité de se saisir du sujet.
Auteurs
Thierry Romand, avocat associé, droit social
Titrite Baamouche, avocat, droit social
En voiture ou à vélo : quel statut pour les travailleurs des plateformes numériques ? – Article paru dans Les Echos Exécutives le 4 février 2019
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